Terroir et territoire

Passée en cru en 2016, l’appellation Cairanne affine sa notion de terroir.
Photo: Jean Aubry Passée en cru en 2016, l’appellation Cairanne affine sa notion de terroir.

Historiquement, l’Ukraine était reconnue pour ses vins doux (réputés depuis des siècles en Crimée, annexée depuis 2014 par la Russie), mais aussi pour ses alcools (dont la Vodka Khortytsa (22,40 $ – 13572471 – ★★★, déjà mentionnée ici), le vin étant, sans vouloir généraliser, surtout prisé par les femmes. Plus de 20 litres par habitant. Silvia, ma propre belle-mère ukrainienne, ne s’est jamais privée de ces flacons à base de rkatsiteli, saperavi, fieltovy rami, golubuk, sukhomlinski et autres olimpiiski récoltés principalement en bordure des mers Noire et d’Azov ou autour des ports d’Odessa et de Kherson (où les rouges excellent).

Mais voilà, en raison de leur absence à la SAQ, elle a l’impression de se priver d’un petit morceau de territoire, dans ce contexte où lui-même se voit actuellement outrageusement violé. Pour la consoler, je lui ai offert un vin géorgien limitrophe macéré en amphore (qvevri), soit ce Tbilvino 2020 (22,10 $ – 14139732 – (5) ★★ 1/2) à base de rkatsiteli, un vin orange sec et léger, finement tannique, aux nuances de pots-pourris d’agrumes/épices, pas mal du tout sur son baklazhan mezhivo à base d’aubergines aigres douces.

Heureusement, les vins doux font de plus en plus de place aux blancs secs (surtout en Transcarpatie, avec des cépages plus internationaux) à l’intérieur d’une production qui avoisine un million d’hectolitres (sur 45 000 hectares plantés), principalement en vin et en brandies, selon l’Organisation internationale de la vigne et du vin.

Comme la moyenne se situe autour de 6 $ la bouteille de vin, les vignerons artisans peinent à accéder à une autonomie dont seules jouissent 150 grandes entreprises concentrées qui — pots-de-vin obligent comme c’est souvent le cas dans la région — s’octroient à la fois le pot, le vin et le marché à l’export.

Nous sommes tous terriens et partageons tous un territoire. Cela nous unit, nous définit, nous circonscrit. La France a ses Français, le Chili, ses Chiliens, le Québec, ses Québécois, l’Égypte, ses Égyptiens et, bien sûr, l’Ukraine, ses Ukrainiens. Géographiquement, culturellement, historiquement, humainement, nous nommons tout autant le territoire qu’il nous nomme à son tour. Nous devenons ultimement le territoire.

Il en va de même des cépages. Certains — cabernet-sauvignon, merlot noir, tempranillo, airén, ugni blanc par exemple — essaiment sur plusieurs territoires à l’image du chardonnay, de la syrah, du grenache noir ou encore du sauvignon blanc.

D’autres sont plus tatillons sur le plan de leur adaptation, tels le capricieux pinot noir, l’irréductible chenin blanc ou le royal riesling qui, respectivement, trouvent leur niche plus spécifique en Bourgogne, en Loire ou en Allemagne et Alsace. Ils passent du territoire au terroir pour se cantonner à des climats et lieux-dits, plus spécifiques encore.

D’autres, ultimement, fusionnent si admirablement avec leur environnement immédiat qu’ils en sont ni plus ni moins qu’indissociables, tel l’assyrtiko révélé par les cendres volcaniques du sous-sol de l’île de Santorin, en Grèce.

Les appellations contrôlées françaises vont aussi en ce sens, imposant des cépages et un cahier des charges précis pour ainsi valoriser un terroir spécifique à l’intérieur d’un territoire donné. L’appellation Cairanne passée en cru en 2016 (contre Vacqueyras en 1990 et Gigondas en 1971 par exemple) exige que la proportion de grenache noir soit supérieure ou égale à 50 % de l’encépagement terrain, lui-même complété principalement de syrah et de mourvèdre. C’est le cas du Cairanne « Les Hautes Rives » 2018 de Pierre Amadieu (22 $ – 13470651), au profil étonnamment délicat et détaillé, aux saveurs fines et fondues, parfaitement maîtrisées. Les amateurs de bourgogne y décèleront à la fois cette espèce de charme aromatique doublée d’une élégance subtile sur le plan des textures et saveurs. Le bourgogne du pauvre ? Suivez mon regard. (5)★★★ ©

Autre petit bijou à ne pas rater, ce Vacqueyras Fruit Sauvage 2019 du Clos de Caveau (31,25 $ – 13750370). Ici, grenache et syrah se contractent sous une tension plus manifeste, redoublant d’ardeur, d’énergie, de force maîtrisée sans pour autant nuire à la finesse des tanins. Nous sommes assurément dans ce vin de lieu, qui précède en amont la personnalité pourtant forte des cépages tout en enrichissant en aval une signature singulière, épurée par son conditionnement en bio. Un cru racé, vendu au prix d’un bourgogne rouge régional. (5+) ★★★ 1/2 ©

À grappiller pendant qu’il en reste!

Bonhomme-Tremblay 2020, Domaine du Tix, Vaucluse, France (23,35 $ – 13982007). Le fruité jubilatoire et les notes florales entêtantes dominent ici la dégustation pour un blanc sec intense et exalté, vibrant à souhait, mais surtout d’un charme fou. Servez-le sur un coquelet mariné aux épices marocaines pour exalter plus encore ses nuances de viognier. (5) ★★ 1/2

Duché d’Uzès 2020, Mathilde Chapoutier, Rhône, France (19,30 $ – 13440785). L’intensité fruitée est à ce point soutenue qu’elle évoque l’exotisme enlevant des blancs de Nouvelle-Zélande. Il y a de plus cette touche rhodanienne fine et détaillée, mais aussi savoureuse, profonde, croquante à souhait. Bref, un blanc sec exaltant, précis, qui vous met de belle humeur, quels que soient la situation ou les gens avec qui vous le partagez. (5) ★★★

Roko il Vagabondo « Delinquente » 2021, Riverland, Australie (20,45 $ – 14191434). Du montepulciano et du bon ! Hors de ses Abruzzes chéris, le voilà ragaillardi avec tout autant de dérision qu’il vise droit au but avec son fruité net, précis et hautement digeste, souple, vivant, d’une mâche fort savoureuse. Un bio livré avec un sens festif indéniable. Bien visé ! (5) ★★★

Valpolicella Classico 2019, Tommaso Bussola, Vénétie, Italie (25,30 $ – 13299937). Cette belle maison artisane livre ici une cuvée haute en intensité fruitée, avec une pointe d’astringence tonique qui porte finement la structure tout en se ménageant derrière une mâche bien sentie. Un rouge de corps moyen, éloquent et digeste. Mets italiens ? Vous le savez mieux que moi ! (5) ★★★ ©

Grüner Veltliner « Höhlgraben » 2020, Kremstal, Weingut Malat, Autriche (25,40 $ – 13616752). Le cépage emblématique autrichien est d’une polyvalence inouïe comme en témoigne une fois de plus celui que propose cette maison de haute intégrité. Le voici qui vibre ici à sa façon, « pompant » subtilement ce qui est perçu telle une disposition « minérale », contrairement à d’autres « grüner » plus largement fruités. L’équilibre est de plus irréprochable, offrant la densité fruitée voulue, un titre alcoométrique en mode mineur et une vivacité « mûre » qui suggère à la fois la rondeur et toute la sapidité, la salinité voulue. Bref, un bijou de blanc sec malheureusement disponible en quantités trop souvent limitées. (5) ★★★

Laïs 2019, Olivier Pithon, Côtes du Roussillon, France (28,60 $ – 11925720). Jo Pithon, « le dernier des vrais » comme je l’ai déjà écrit ici même, lègue assurément sa part de talent au fiston, qui s’affiche visiblement comme le « prochain des vrais » ! Un assemblage bien cadré, dans l’esprit de son terroir et de ses cépages, fort dynamique dans son expression, avec une mâche tannique tonique, épicée et amplement fruitée. Vin de haute sapidité issu de l’une des plus originales appellations de l’Hexagone. (5) ★★★ ©

Crozes-Hermitage Blanc 2018, Les vins de Vienne, Rhône, France (36,50 $ – 12034275). La marsanne est intrigante au plus haut point. Il y a dans son expression discrète une espèce de flottement, glissement entre deux eaux, avec un moelleux peu acide qu’une fluidité de texture amplifie plus encore. Ce n’est pas tant le fruité qui brille, plutôt une approche balsamique et mellifère rehaussée d’une touche d’umami qui fait rebondir la fin de bouche tout en lui imprimant une part de salinité fine. Le tout est ici parfaitement précisé en vertu d’un élevage bien adapté. Grand blanc de gastronomie, sur une chaudrée de fruits de mer, par exemple. (5) ★★★ 1/2 ©

Circa 2019, J-L Chave Sélection, Saint-Joseph, Rhône, France (40,75 $ – 14734486). Le nom de Chave sur l’étiquette devrait déjà vous porter à un minimum de réjouissance, mais aussi de sérieux, dans l’interprétation. En réalité, du cousu main tant tout y est à sa place, en commençant par une roussanne éclatante et de belle densité, fraîche, finement exprimée, cajolée par un élevage sous bois qui démontre de quel bois se chauffe la maison. Un blanc révélateur de son terroir et de la rigueur, du savoir-faire maison. Simplement confondant. (5+) ★★★ 1/ 2 ©

Fixin « Clos Marion » 2018, Fougeray de Beauclair, Bourgogne, France (51,50 $ – 872952). Cette cuvée retient le meilleur des terroirs du nord de la Côte de Nuits en raison de son aplomb fruité, de sa sève riche, à la fois moelleuse et vigoureuse ainsi que cette appétence savoureuse d’un pinot noir concentré sans pourtant nuire à la finesse. Ce 2018 ne m’est jamais apparu aussi bien dans sa chair fruitée, une chair homogène dont on devine déjà ces notes épicées de sous-bois qui pointent à l’horizon. Trois bouteilles pour la cave vous récompenseront dans trois à six ans. (5+) ★★★★ ©

Hors Sujet 2019, Domaine Philippe Gilbert, Vin de France (54 $ – 14003632). Où est-on ? C’est bien là le projet, sinon la question. Ici, l’on déborde du texte et du contexte, celui d’un sauvignon blanc de Menetou-Salon en Loire macéré en jarres pour une déroute organoleptique pas piquée des hannetons. Une déroute saine et volontaire pour un sauvignon traité en bio qui a largué les amarres de ses propres flaveurs pour d’autres, plus intrigantes encore. C’est sec, pourvu d’un grain, d’une amplitude et d’une profondeur, le tout doté d’une allonge certaine. (5+) ★★★ 1/2 ©

 

Légende

(5) à boire d’ici cinq ans

(5+) se conserve plus de cinq ans

(10+) se conserve dix ans ou plus

© devrait séjourner en carafe

★ appréciation en cinq étoiles



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