La table de madame Tabet

Quand on aime aller au restaurant, ce quartier Griffintown est un peu hasardeux tant on y trouve de tout et beaucoup de n’importe quoi. Je veux dire, quand on aime aller au restaurant pour manger ; pour faire la fête, ça, il y a de quoi. Chez Sophie, par contre, la fête est dans les assiettes, ce qui, avouez-le, est un peu ce que l’on cherche quand on va au restaurant.
Madame Tabet, Sophie de son prénom, avait un restaurant branché dans les quartiers chics de Beyrouth. Le son du canon voisin dans l’autrefois si belle Syrie l’a incitée à se replier vers des horizons moins tumultueux. Il y a longtemps qu’on ne tire plus au canon dans Griffintown. Elle et son conjoint, l’élégant monsieur Marangi, ont donc choisi un local auparavant assez anonyme de la rue Notre-Dame Ouest pour y installer leur petit restaurant. Faute de mieux, ils l’ont baptisé Chez Sophie. Ça se retient bien et ça fera plaisir à toutes les Sophie.
Le décor est dans le registre chic retenu, c’est-à-dire libanais light, un tour de force, les Levantins ayant souvent tendance à tomber dans l’extrême quand vient le moment de décorer. On sent ici un désir d’installer la clientèle confortablement tout en ne se mettant pas dans l’obligation de la saigner pour lui faire payer la note du designer. Confort des chaises rendu encore plus appréciable par un service attentionné et méticuleux, ainsi que par un niveau sonore tout à fait adéquat. Ah ! qu’une trame musicale intelligemment dosée peut rendre le séjour agréable dans un restaurant.
La cuisine, me demanderez-vous, tant mes introductions vous semblent des digressions ? Très bien, vraiment très bien.
Le menu dégustation
Comme Marie et moi partagions les frais de cette sortie avec nos enfants, nous optâmes pour le « Menu dégustation à 70 $ ». Grand bien nous en fît : tout y était digne d’être dégusté. Avec une bouteille de Merlot à 65 $, l’addition reste raisonnable. La veille, j’avais déjeuné là incognito pour une vingtaine de dollars et l’excellent flétan façon fish and ships (sic), mousseline de carottes parfumées au cumin et asperge verte, m’avait mis de fort belle humeur.
Pour faire plaisir à Marco, son amoureux italien, Mme Tabet propose « Un clin d’oeil à l’Italie » qui vous fera plaisir à vous aussi, si j’en juge par la voracité avec laquelle Élise engouffra son assiette de spaghetti au homard. La petite bouchée qu’elle accepta de me laisser était délicieuse. Même commentaire sur la burrata et cette délicieuse tomate, cette demi-betterave en salade, le tout souligné subtilement d’une vinaigrette à l’orange.
En entrées comme en plats principaux, le menu contient une rubrique intitulée « La suggestion de Sophie » (dans l’autre langue du plus-meilleur-pays-au-monde : Sophie’s choice). Ayant beaucoup pleuré pendant ce très beau film, je n’ai pas testé ces plats pour vous ; s’ils sont aussi joyeux que le reste du menu, vous pourriez oser sans crainte.
Trois plats à visiter lors de votre prochain passage ici : croustillants de crevettes, vinaigrette basilic mangue, salade verte ; carpaccio de bar aux saveurs d’Italie et sashimi de saumon, vinaigrette au sésame, petits pois aux wasabi, salade d’algues wakamé.
Devant la portion un peu chiche (selon lui, moi je la trouvais parfaite pour cinq services) de son filet de veau rôti, pomme de terre fondante, champignon de Paris farcis, jus de veau truffé, Clément prit cet air dépité qui lui réussit si bien lorsqu’il veut s’attirer les bonnes grâces de sa maman et peut-être même mériter un petit billet.
Les pétoncles rôtis, ziti à la crème truffée, persillade de champignons, pointes d’asperges, émulsion de cèpes choisis par Élise ainsi que le risotto aux crevettes, épinards, safran, pour lequel Marie avait craqué, embaumèrent la table. Assez brièvement, cependant, les deux assiettes étant attaquées vigoureusement par les étoiles de la soirée.
Deux entrées
Ayant tout récemment consulté une nutritionniste intransigeante, je prenais deux entrées — une sautillante persillade d’escargots, duxelles de champignons, émulsion de cèpes suivie d’une jolie tartine de moelle légèrement relevée. Impeccables.
En plat principal, un petit filet de bar à la plancha, palourdes, poireaux fumés, mousseline de céleri-rave, émulsion de palourdes, dont j’ai conservé un souvenir ému malgré mon inexplicable aversion pour le poireau.
La qualité de la cuisine apparaît tout aussi évidemment au moment du dessert. Beaucoup de talent, de travail et de sensibilité dans la confection de ce millefeuille à la pistache, glace au chocolat noir, ainsi que dans ce pain perdu, caramel au beurre salé, glace à la vanille noix de pécan.
Légèrement fracassé par sa soirée de la veille, Clément, qui fêtait ses 21 ans, prit tout le monde à contrepied, y compris lui-même, en dédaignant les desserts (« Maman, les tiens sont tellement bons ») et en choisissant plutôt l’assiette de fromages ; quatre petits québécois épatants, présentés avec aplomb par un interminable garçon, c’est-à-dire plus grand que moi.
Le trio de sorbets maison était digne d’attention avec, sur la plus haute marche, celui à la griotte et, sur la seconde, celui au melon. Le troisième resta sur le plancher des vaches. Questionné au sujet de ce sorbet à la mandarine qui goûtait le fruit de la passion, l’immense jeune homme alla diligemment s’enquérir en cuisine. « Non, monsieur, c’est bien de la mandarine. »
J’ai déjà goûté chez M. Laprise un sorbet à la fraise que l’on s’obstinait à me faire prendre pour de la framboise. Jusqu’à ce qu’on trouve qu’il y avait eu inversion des contenants en cuisine et qu’on se confonde en excuses. Chez Sophie, vous aurez la chance de goûter un sorbet à la mandarine qui goûte le fruit de la passion.
Chez Sophie, 1974, rue Notre-Dame Ouest, 438 380-2365. Entrées entre 14 $ et 18 $, plats principaux de 23 $ à 38 $. Le dessert, ça ne compte pas, c’est du vice. Jolie petite terrasse à l’arrière.