L’Express en mode TGV

Au nombre des nouveaux « restaurants » qui ouvrent leurs portes ces temps-ci, vous vous demanderez sans doute pourquoi vous devez lire un énième papier sur L’Express, ce TGV de la restauration montréalaise depuis si longtemps. Je me suis également demandé pourquoi je devais en écrire encore un, ayant ouvert le millénaire (le 7 janvier 2000) avec une critique plus ou moins lumineuse sur cet établissement, intitulée : « Le grand spectacle de L’Express ».
À la relire, j’ai pensé que je pourrais tout aussi bien la reprendre presque telle quelle, rien n’ayant vraiment changé à cette adresse. C’est sans doute justement en raison de cette avalanche de nouvelles « maisons » et de la pérennité de celle-ci que j’ai ressenti le besoin de repartir d’un bon pied. Je reviens de vacances et un rien m’horripile.
Plusieurs de ces maisons sont des plaisanteries, je veux dire en matière de restauration ; je suis passé dans quelques-unes, juste pour voir, et la simple odeur entêtante du parfum de l’hôtesse dans l’une, la sono tonitruante dans une autre ou les bolides hors de prix garés devant une troisième m’ont donné envie de repartir.
On ne ressort pas indemne d’un passage à Caniac-du-Causse où soupes campagnardes et terrines de foie gras à la quercynoise sont bonnes comme au tournant du siècle.
Retour en Nouvelle-France
Je pressentais un retour difficile en Nouvelle-France. En effet, la veille de notre départ, au marché de Deuil-la-Barre, à propos d’un fromage dont j’ai oublié le nom, la crémière avait demandé à Cécile, la jeune octogénaire pétillante qui joue le rôle de belle-mère dans ma vie : « Vous le voulez guindé ou qui s’abandonne ? » (Sic) Comment voulez-vous que je revienne intact de ces escapades en Vieille-France ?
J’avais besoin, au sortir de l’avion, d’une valeur sûre, d’un truc rassurant tout en étant divertissant. Après un rapide tour des festivités disponibles à Montréal, L’Express s’est imposé. Rassurant à plusieurs chapitres. Le décor est le même que celui planté le jour de l’ouverture il y a 34 (!) ans et n’a pas pris une ride ; mêmes couleurs, mêmes chaises un peu rustiques, mêmes tables un peu coincées, même carrelage.
Les miroirs qui jouent un rôle essentiel dans la grande pièce interprétée ici plusieurs fois par jour sont intacts, offrant aux regards indiscrets une relative protection. Quels que soient les agréables convives avec qui l’on partage le repas, notre regard finit toujours par aller se perdre sur une beauté ténébreuse à plusieurs tables de là. À L’Express, actrices et acteurs se trouvent dans la salle.
L’élégance du service
Le service, ensuite, est parfait dans son élégance. Ces beaux grands garçons qui passent de table en table, dans un uniforme irréprochable, noir et blanc comme le carrelage, rassurent par leur propre assurance. « Excusez-moi, jeune homme, sur la tarte citron-fraises, c’est quoi ces petites feuilles si mignonnes ? »« Du cerfeuil, Monsieur, il s’agit de cerfeuil. »« Entre le Chénas et le Fleurie, vous me conseilleriez quoi, à moi qui suis un peu plouc de la bouteille ? » « Le Chénas sans l’ombre d’une hésitation, Monsieur. Vous l’adorerez. » Nous adorâmes en effet, surtout Marie et Cécile, très assoiffées ce soir-là.
Un garçon qui connaît la carte par coeur, c’est reposant, non ? Et, de nos jours, exceptionnel. Ça rappelle que, dans un restaurant, le garçon ne fait pas seulement qu’apporter les assiettes. Il donne envie d’en prendre plus, en étant mieux informé des choix offerts et des spéciaux en vigueur ce jour-là (à L’Express, ce sont ces petits cartons qui viennent compléter la carte sculptée aux premières heures de la maison).
Derrière le long comptoir, les barmen jouent eux aussi un rôle de soutien. En soirée, Claude Masson virevolte avec une grâce féline, débouchant ici, versant là, alternant traits d’esprit et os à moelle gros sel, mousse de foies de volaille aux pistaches et boutades philosophiques. Le midi, des hordes de clientes fascinées viennent à ce même comptoir admirer les très chics cravates noires de Robert Gendron, tout en picorant un poulet de grain sauce moutarde ou un saumon frais grillé au sel gris.
Nous avons pris potage à l’oseille (parfait), rognons de veau sauce moutarde (crémeux comme il se doit), escalope aux morilles (euh, c’est quoi cette salade déplacée ?) et, en hommage à celles impériales et inoubliables servies jadis par la chef Racha Bassoul chez Anise, cailles rôties et riz sauvage (succulentes). Tout est là simple, soigné, savoureux. Même la crème caramel à l’orange est intéressante, c’est vous dire.
Beaucoup de départs
Le chef Joël Chapoulie, légende vivante et timonier imperturbable des cuisines de l’endroit pendant près de trois décennies, est devenu rentier. Colette Brossoit, âme de la maison depuis toujours, est partie manger du gâteau des anges à la table du Bon Dieu. Ça fait beaucoup de départs. Ghyslain Roy, le « nouveau » chef, tient ses casseroles fermement. On espère qu’une âme esthète viendra prendre le relais de Mme Brossoit.
En attendant, on peut aller passer de très bons moments à la table de L’Express. Comme c’est le cas depuis 34 ans.
L’Express, 3927, rue Saint-Denis, 514 845-5333. Ouvert du lundi au vendredi, de 8h à 2h du matin, le samedi de 10h à 2h et le dimanche de 10h à 1h. À midi, comptez une soixantaine de dollars pour deux personnes, avant boissons, taxes et service. Le soir, vous doublerez et, si vous vous y connaissez en vins, vous triplerez sans doute, tant les deux cartes des vins de la maison sont remplies de belles surprises à très bons prix.
Mon collègue Jean Aubry dit : « L’Express : Ze place for wine ! Une caverne d’Ali Baba pour spéléologue jouisseur ! Je retiens ce rare Solinou Les Pervenches à prix d’ami (27 $), cet autre Verduno Pelaverga à 34 $ et, en blanc, une affaire que ce délicieux Santenay 2001 du Québécois Bambarra à 50 $ ! »