Chinatown, nouveau et amélioré

L’endroit s’appelle Orange Rouge et vous allez beaucoup aimer. Pour le nom, ils auraient pu trouver plus original, mais la façade de la maison où ils ont installé leurs woks étant orange et rouge, c’est ça qui est ça. On l’a échappé belle, la bâtisse voisine est beige et brune. Ils, ce sont Patrick Dumont, VIP de la nuit, et Aaron Langille, jeune chef à casquette. Les clients de l’hôtel W appréciaient l’intelligence du premier ; les clients du fugace Café Sardine aimaient beaucoup l’intelligence et la cuisine du deuxième. Les voici installés dans le Quartier chinois dans une maison orange et rouge.
La première semaine, j’ai mangé chez eux le jeudi midi, le vendredi midi et le vendredi soir. La première fois, j’étais déguisé en geisha, la seconde, en panda et la troisième, j’étais accompagné, donc ils ne m’ont pas vu ; j’ai tendance à passer inaperçu lorsque je suis accompagné. Les trois fois, j’ai été ému par la cuisine, je veux dire par la simplicité de la cuisine, par son caractère.
On aurait pu s’attendre à ce que deux pachinois fraîchement débarqués dans le coin veuillent impressionner les Chinois locaux. Pas du tout. Ce riz frit au poulet et bar rayé fumé, par exemple, était tout sauf de l’esbroufe. Idem pour la salade de boeuf tataki ou les petites crêpes de chou et crevettes. Bon, pour ces dernières, les puristes souligneront que ce plat, appelé okonomiyaki, est plus japonais que chinois. Aimant à l’occasion me colleter avec les puristes et l’étant moi-même quand ça fait mon affaire, je leur ferai respectueusement remarquer que okonomi signifie « ce que vous voulez » et yaki « frit ». Vous savez maintenant à quoi vous en tenir.
Deux semaines plus tard, je suis retourné souper chez ces beaux jeunes gens, déguisé cette fois-ci en rien, le meilleur déguisement. La table était aussi bonne. Des snacks à se rouler dedans, crevettes popcorn, petits poissons des chenaux chinois, à peine frits, peau de poulet croustillante, présentée en bâtonnets compressés ; un sauté de calmars et courgettes dont je n’ai pu goûter que deux bouchées tant mes commensales se sont jetés dessus avec gloutonnerie - deux bouchées suffisent pour vous en dire du bien ; une belle salade tataki de boeuf pour laquelle il faudra féliciter le boucher qui donna au chef de la si belle viande ; un petit plat de tofu fumé et canard et un poisson du jour, du doré ce soir-là, préparé sans chinoiserie. Trois desserts pour conclure : un dumpling moelleux et sa sauce, une glace à l’orange étonnamment savoureuse et un morceau de gâteau aphrodisiaque au yuzu et au chocolat.
La carte assez courte propose une rubrique intitulée « Costauds » : canard rôti, jarret de porc ou grand poisson servi entier en deux déclinaisons, cuit et cru. Le premier soir, l’omble de l’Arctique était au menu ; très bon choix, la taille de ce poisson se prêtant bien à l’exercice. Après la première bouchée, cuite ou crue, on oublie le visuel pour se laisser porter par les saveurs. Tout ceci étant effectivement pour appétits costauds, si vous voulez rester dignes, je vous suggère la salade de chrysanthèmes, particulièrement appropriée au mois de novembre, le mois des morts. Si elle est encore au menu plus tard, n’hésitez pas, le plat est bon à vous faire aimer les cimetières.
L’ensemble de la cuisine du chef Langille est caractérisé par des goûts très marqués, très enveloppants. Pas de lourdeur, ni d’excès dans les sauces. Les produits sont travaillés avec beaucoup de délicatesse et l’on sent une attention et un soin particuliers à les présenter à leur meilleur sans les altérer.
Côté décor et service, on applaudit, le premier étant divertissant sans peser, le second se classant constamment dans la catégorie « prévenant, chaleureux et attentif ». À l’arrière de la salle, afin d’accueillir des groupes, on a aménagé un ancien speakeasy, où l’on imagine bien de vieux Chinois venus jadis taper le carton en buvant du cognac tard dans la nuit. Réussite.
Côté facture, vous apprécierez la retenue de la maison qui propose des midis tournant autour d’une dizaine de dollars et des soirées pour un peu plus du double ; ceci étant, bien entendu, si vous ne tombez pas dans des excès éthyliques.
Les midis sont détendus chez Orange Rouge ; les soirs sont un peu distendus, comme dans tous les endroits modernes où les décibels partent souvent en flèche. Les propriétaires ont dit préférer les ambiances feutrées et ont prévu d’installer un truc insonorisant. Ce sera encore plus agréable de venir manger chez eux. Comment dit-on déjà en chinois « vous allez beaucoup aimer » ?
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