Le côté obscur du frigo

Une vieille laitue flétrie, des pommes de terre noircies et criblées de germes, des restants de table ayant revêtu une légère teinte bleutée… C’est fou tout ce qu’on peut retrouver dans le fond des tiroirs et sur les tablettes d’un réfrigérateur après quelques semaines d’oubli. Et si une part de ce gaspillage alimentaire pouvait être évitée en sortant certains aliments du frigo et en réaménageant sa cuisine ? L’idée inspire des designers qui croient que le fruit de leur travail doit remplir une mission environnementale et sociale.
C’est le cas de Gabrielle Falardeau et Élyse Leclerc, qui ont fondé Jarre, une jeune entreprise montréalaise spécialisée dans le design d’objets visant des solutions au gaspillage alimentaire et l’encouragement à une saine alimentation.
Il y a un peu plus d’un an, elles lançaient une campagne de sociofinancement pour développer et commercialiser La Denise, un ensemble de trois compartiments modulables conçus chacun pour conserver un certain type d’aliments à l’extérieur du réfrigérateur.
Techniques ancestrales
Le moteur de leur création ? Utiliser « des techniques ancestrales de conservation des fruits et légumes, les adapter au goût du jour et développer des objets que le monde voudrait dans sa cuisine, et pas seulement parce qu’ils sont écoresponsables, mais parce qu’ils sont design et beaux. De cette façon, les gens veulent les montrer et les utiliser », affirme en entrevue Élyse Leclerc, cofondatrice de Jarre et coconceptrice de La Denise.
Posés sur le comptoir ou accrochés au mur, les trois compartiments mettent en valeur les fruits et légumes et remplissent chacun des fonctions différentes de conservation.
Le premier morceau, qui s’inspire des caveaux où étaient autrefois entreposés les aliments, permet de conserver les légumes racines et ceux qui poussent à la verticale, comme les poireaux, dans un réservoir rempli de sable. Ce dernier permet de garder un certain taux d’humidité et une température fraîche.
Une autre pièce est un grand bol de céramique muni de lattes de bois sur lesquelles on dépose les fruits et légumes nécessitant une hydratation constante, comme les tomates, courgettes, pêches, poires, etc.
Enfin, le troisième compartiment comporte deux sections : dans le bas, une pour les oignons et l’ail et, dans le haut, une autre pour les pommes de terre. Sur le dessus, qui est percé de fentes d’aération, on dépose les pommes puisque l’échange d’air entre ces deux types d’aliments assure leur conservation mutuelle.
Voir les aliments
Leur principale source d’inspiration est le projet Save Food from the Fridge de la designer coréenne Jihyun Ryou, qu’Élyse Leclerc a découvert dans un documentaire. « C’était vraiment une oeuvre d’art. J’ai vu ça et je me suis dit “mon Dieu, c’est la chose la plus géniale au monde de ressortir des aliments du réfrigérateur et de les voir”. »
Sa partenaire d’affaires Gabrielle Falardeau et elle ont poussé les recherches de Jihyun Ryou et « réinterprété l’idée ». « On a réutilisé la plupart de ses principes, mais on a tout redessiné, avec la céramique, entre autres, qui a la propriété de garder le contenu froid. Alors, ça maintient l’eau fraîche, le sable froid. C’était un des éléments absents dans le design de Jihyun Ryou », précise Mme Leclerc, qui a étudié en design de l’environnement et en ébénisterie.
Le frigo autrement
Le fait de voir ses aliments pour moins les gaspiller est un principe qui a également guidé Éliane Perras dans la conception de son projet Les Oubliés du fond de frigo. Bachelière en design industriel de l’Université de Montréal, elle a fait de la lutte contre le gaspillage alimentaire au domicile le sujet de ses travaux de fin d’études.
Ses recherches menées dans une vingtaine de foyers l’ont amenée à explorer les raisons qui expliquent que, dans les pays industrialisés, c’est chez le consommateur que surviennent de 40 à 50 % des pertes et du gaspillage pour l’ensemble de la chaîne alimentaire, les chiffres variant selon les études. « À cause de la profondeur et de la volumétrie du frigo, on oublie souvent les choses dedans, relate Éliane Perras. C’est là-dessus que je me suis concentrée. »
Elle a imaginé un îlot à mettre au centre de la cuisine et comprenant une section réfrigérée munie de portes vitrées, des tiroirs réglés à différentes températures, des sections externes pour la conservation des fruits et légumes grâce à des méthodes alternatives et une autre pour les herbes fraîches, par exemple. L’idée consiste à avoir accès aux aliments sur « 360 degrés » et à éliminer « le fond de frigo ».
« Avoir accès à tous les côtés, ça permet de voir les aliments et de pouvoir les utiliser. Ça revient donc à repenser la façon dont on choisit ce qu’on mange et dont on prépare nos repas selon ce qui est disponible, parce qu’on voit mieux », explique-t-elle. Cet îlot réfrigérateur est « très prospectif », admet-elle, car il implique bien sûr de redéfinir la conception et l’aménagement de la cuisine.
C’est une avenue qu’aimerait éventuellement emprunter Jarre, qui offre aussi un service de réorganisation de l’espace et de design intérieur pour cette pièce de la maison.
Mais, avant d’en arriver à revisiter le modèle de la cuisine moderne avec poêle et frigo comme éléments principaux, l’objectif est de faire circuler l’idée que tout ne se conserve pas bien à la température du réfrigérateur, tout en redéfinissant le rapport à la nourriture.
En outre, repenser à l’endroit où l’on place les aliments pour assurer leur bonne conservation permet de « diminuer les frustrations par rapport au rangement dans la cuisine », soutient Gabrielle Huppé, responsable de la gestion des opérations pour Jarre.
Un guide
Si des objets de design peuvent modifier le rapport aux aliments et ainsi contribuer à éviter le gaspillage, cela ne se fait pas sans l’apport de l’information et de la sensibilisation, pense l’équipe de Jarre, qui a aussi créé un guide sur les astuces de conservation pour chaque fruit et légume.
En effet, comme l’ont prouvé plusieurs études, dont celles du chercheur anglais David Evans, l’enjeu du gaspillage alimentaire à la maison relève de questions de temps, de connaissances et d’organisation des pratiques domestiques.
Nécessairement, il faut « prendre le temps de cuisiner et d’apprendre de bonnes techniques antigaspillage, renchérit Éliane Perras. Mais je pense qu’en ce sens, le design peut aussi aider à mettre sur pied des programmes. Ça ne passe pas juste par les objets. »