La fortune est dans le biscuit

Les célébrations du Nouvel An asiatique ont débuté jeudi dernier. Pour les Chinois, cette fête du printemps est le début de l'année du Lapin, tandis que les Vietnamiens, avec le Têt, entament l'ère du Chat. Le Québec comptait en 2001 quelque 40 000 Québécois d'origine asiatique occidentale. À l'occasion de ces festivités, Le Devoir se penche sur les rencontres de saveurs est-ouest.
Les premiers immigrants asiatiques sont venus, on le sait, à la fin du XIXe siècle pour travailler au chemin de fer. Ils se sont retrouvés, une fois les contrats finis, un peu partout au Canada, ouvrant blanchisseries et petits restaurants. Un préjugé, ces Chinois aux fers et fourneaux?Lily Cho signait à l'automne Eating Chinese - Culture on the Menu in Small Town Canada (University of Toronto Press) sur la disparition des restaurants chinois des petites villes. Selon le recensement de 1931, écrit-elle, alors que les Chinois forment moins de 1 % de la population canadienne, les gérants des tavernes, cafés et restaurants étaient chinois dans un établissement sur cinq.
«Le restaurant chinois des petites villes n'est pas une enclave comme le Chinatown, écrit Lily Cho, traduite ici librement. [...] Par sa dissémination dans le paysage canadien, il suggère une autre forme d'intégration, précaire, ne serait-ce que par l'isolement. Pourtant, malgré cette fragilité, il forme une contre-culture. [...] Au lieu d'être comme les Chinatowns une ville dans la ville, le restaurant chinois des petites villes propose un autre modèle de négociation avec l'idée de l'autre et de l'étranger.» Avec une cuisine qui s'est aussi négociée, opposant aux chop-sueys et egg-rolls des #1 et #2 les hamburgers, tourtières, queues de castor et chowder de palourdes de ces menus de «cuisine canadienne et chinoise.»
Vous avez un message
Le biscuit chinois, craqué à la fin des repas pour libérer une prophétie, est aussi un pur produit de l'immigration en Amérique. Cette demi-lune de pâte et d'oracle n'existe pas en Chine. Les palais américains ne se satisfaisaient pas, dans les restaurants asiatiques, des gelées et breuvages servis en dessert. Serait donc né à San Francisco le biscuit chinois, ou biscuit de fortune, sucré et croquant. La coquille contient d'abord des citations de Confucius, mais l'humour s'est rapidement emparé des courts messages.
L'idée viendrait des gâteaux de lune, d'aussi loin que le XIVe siècle. Alors que la Chine est sous domination mongole, des messages de propagande et de secrets rendez-vous révolutionnaires se glissent au coeur des gâteaux, en place du traditionnel jaune d'oeuf. C'est de ce putsch que serait née la dynastie Ming. En 1946, Arthur Lee convainc son père, qui tient Wing Lung, blanchisserie et petite épicerie, de se lancer dans la production de biscuits chinois. Une première au Canada. Arthur est le premier, spécificité québécoise, à faire des messages bilingues. Décédé en 2002, c'est son fils, Gilbert, qui gère maintenant la compagnie rebaptisée Wing's.
Bien discrète à l'extrémité ouest du Chinatown de Montréal, Wing's produit, selon le directeur du marketing et des ventes Jim Lee — même nom mais autre famille —, un million de biscuits de fortune par mois. Douze millions par année. Avant la mécanisation, dans les années 1970, des employées gantées glissaient les papiers dans la pâte, malléable tant que chaude. Maintenant, six machines fonctionnent dans l'ancienne école et l'ancienne église 16 heures par jour, 5 jours par semaine, dans les courants d'air et l'odeur de pâte à crêpe.
Qui rédige les dictons ?
Qui compose les dictons? «On s'est longtemps amusés à dire que c'était un vieil homme dans un coin de l'usine, rappelle Jim Lee. Au début, c'est Arthur Lee qui les rédigeait. Maintenant, c'est un peu tout le monde...» Wing's aurait une banque de 10 000 différents messages. Entre «Vous aimez les mets chinois», «Une poignée de patience vaut mieux qu'un boisseau de cervelle» et «Le temps est propice pour terminer de vieilles tâches», on trouve d'innombrables fautes et de piètres traductions. Jim Lee éclate de rire: «On laisse les fautes volontairement! Ma femme est Française,» précise-t-il pour indiquer qu'il ne serait pas sorcier de régler la question. «Les fautes font authentique, font sourire et nourrissent la conversation.»
La compagnie offre des biscuits personnalisés, et l'usine, cachère, fournit souvent les Bar Mitzvah, les compagnies, les fêtes privées. Une bague de fiançailles a déjà été glissée dans un biscuit... mais l'histoire ne dit pas quel avenir a choisi la fiancée. L'entreprise, qui fait aussi des nouilles, des biscuits aux amandes et les petits sachets de sauce soya et de sauce à egg-roll, produit aussi, cachée, d'autres marques.
Dominique La Roche fabrique ainsi chez Wing's ses propres biscuits de sagesse, les Kukkii. Emballage raffiné, ingrédients biologiques et sirop d'érable, parfums de lavande et d'orange épicée, ses sucreries dévoilent des messages de Gandhi, Colette, Oscar Wilde ou Nelson Mandela. Les petites boîtes de dix biscuits donnent du chic aux traditionnels biscuits chinois. De quoi craquer — au lieu de défoncer — le Nouvel An asiatique.