Des notifications sans faim

L'application américaine MyFitnessPal compte des millions d’utilisateurs. Son principe est simple : il s’agit d’y noter tous les aliments consommés au cours de la journée, ainsi que l’activité physique accomplie. En fonction du poids et des objectifs de l’utilisateur, l’application lui donne un budget calorique à respecter chaque jour, et lui indique lorsqu’il le dépasse.
Cette application gratuite est la plus populaire en son genre, mais certainement pas la seule. De plus en plus de gens désireux de perdre du poids se tournent vers ce genre d’outil. Qu’en pensent les nutritionnistes ?
La logique derrière ces applications est la suivante : si on mange moins de calories qu’on en dépense, on va perdre du poids. « Si quelqu’un mangeait 3000 calories par jour et qu’avec l’application, il n’en mange que 1500, c’est sûr qu’il va maigrir, c’est une loi de la nature », confirme Stéphanie Ferland, nutritionniste-diététiste pour Simple-Nutrition.
Mais attention, elle ajoute immédiatement qu’une foule de désavantages viennent avec le fait de procéder par ce système : on n’apprend pas à bien s’alimenter (un aliment faible en calories n’est pas forcément très bon pour nous), on risque de perdre de la masse musculaire, de ralentir notre métabolisme, de flancher… et éventuellement de reprendre le poids perdu, sinon plus.
« On entend souvent parler du principe calorie in, calorie out, mais ça ne marche pas vraiment comme ça. Selon la provenance de la calorie — gras ? glucides ? protéines ? —, celle-ci ne va pas être synthétisée dans le corps de la même façon », souligne-t-elle.
Bernard Lavallée, nutritionniste et auteur du blogue Nutritionniste urbain, abonde dans ce sens. « Un exemple que j’aime donner, c’est que d’un point de vue calorique, si je mange une poignée d’amandes ou la même quantité de noix en beurre d’amandes, ça devrait être le même nombre de calories. Mais en réalité, on absorbe plus de calories dans le beurre. Il y a tellement de facteurs qui influencent ce que notre corps va absorber », dit-il, remettant aussi en doute la qualité des banques dedonnées utilisées par les applications.
Il ajoute : « En alimentation, on a une nouvelle philosophie qui commence à prendre de l’ampleur et en laquelle je crois beaucoup : il faut apprendre à se reconnecter avec nos signaux de faim et de satiété. Quand on se fie à des applications qui nous donnent un nombre de calories, ce n’est plus nous qui décidons, c’est un chiffre externe, alors que notre appétit peut bien fluctuer d’un jour à l’autre. C’est un outil qu’on a déjà en nous, mais contrairement à notre téléphone, il semble qu’on se soit déconnecté des notifications de notre corps… »
Utile à très court terme
Les nutritionnistes interrogés s’entendent pour dire qu’une application de compilation peut être utile pendant quelques jours pour dresser un portrait réaliste de notre alimentation.
« Ça peut permettre de faire un bilan, de voir l’ensemble de ce qu’on consomme dans une journée, parce que c’est facile d’oublier tout ce qu’on a mangé ou qu’on a bu. Si on se rend compte qu’on mange systématiquement une barre de chocolat par jour, on peut ensuite s’interroger sur le pourquoi », souligne Bernard Lavallée.
Dans sa pratique, Stéphanie Ferland voit d’ailleurs des clients qui ont fait des découvertes avec ces outils.
« Pour quelqu’un qui n’a aucune idée du nombre de calories et de nutriments qu’il mange, ça peut être intéressant de le faire pendant quelques jours pour savoir ce que représente un steak de 12 onces en gras ou en calories, par exemple. Les restaurants populaires rendent leurs données disponibles pour la plupart, et ça peut aussi faire réaliser aux gens tout le sel qu’ils consomment sans s’en rendre compte quand ils vont au restaurant — car les applications ne comptabilisent pas uniquement les calories. »
Quoi qu’il en soit, elle n’en recommande pas l’usage à long terme. « Une fois que les gens ont compris le principe, je les encourage à y aller avec leur propre jugement, de façon plus naturelle, en oubliant les calculs. Je ne pense pas que quelqu’un va faire ça pendant 20 ans, et s’il n’a pas appris la base, dès qu’il va arrêter de compter, ses anciennes habitudes alimentaires vont revenir. »
Un cercle vicieux
C’est aussi le caractère obsessionnel qui dérange. Passer 10 minutes à pianoter sur son cellulaire pendant que son repas refroidit ou mastiquer une bouchée en étant stressé d’avoir bien entré ses données, ça peut devenir problématique, et même mener à des troubles alimentaires dans certains cas.
« En plus, ça entretient un cercle vicieux. On pense à ce qu’on mange, ça donne envie de manger ; on pense à ce qu’on s’interdit de manger, ça donne encore plus envie… On peut s’enfoncer dans cette obsession-là. Du point de vue de la santé mentale qui accompagne l’alimentation, je trouve que ce n’est pas une bonne idée, l’utilisation de ces applications-là », affirme Stéphanie Côté, nutritionniste pour Extenso, le Centre de référence sur la nutrition de l’Université de Montréal.
C’est un outil qu’on a déjà en nous, mais contrairement à notre téléphone, il semble qu’on se soit déconnecté de notre corps
Bernard Lavallée semble d’accord. « L’alimentation, c’est très lié aux émotions, à la psychologie. Quelqu’un qui mange 3000 ou 4000 calories par jour, ou un pot de crème glacée au complet, il pourrait se demander pourquoi. Il y a quelque chose en arrière de ça, ce n’est pas juste qu’il aime vraiment la crème glacée. Il y a des nutritionnistes professionnels qui sont là pour creuser ce genre de questions. »
Pour conclure, des conseils simples, au lieu de se lancer à la découverte d’une nouvelle application ? Manger des aliments frais et peu transformés, majoritairement d’origine végétale, et boire principalement de l’eau.
« Si vous faites ça, je vous garantis que vous allez, sans rien compter, être en meilleure santé que la majorité de la population », soutient Bernard Lavallée.