Militants au bout du rouleau

Dexter Xurukulasuriya a conçu sa classe de méditation pour les «acteurs de changements», mais tout le monde y est bienvenu.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Dexter Xurukulasuriya a conçu sa classe de méditation pour les «acteurs de changements», mais tout le monde y est bienvenu.

Mardi soir, 5 décembre, Mile-End. Assis en cercle sur des coussins, nous fermons les yeux, avec pour seul bruit la pluie battante qui se bute contre les grandes fenêtres du studio. « Je dédie la pratique d’aujourd’hui aux femmes victimes de la tuerie de Polytechnique, il y a 18 ans, aux écolières nigérianes enlevées par Boko Haram toujours en captivité, aux femmes autochtones disparues et assassinées, ainsi qu’à toutes les survivantes et les victimes d’actes de violence. »

« Rest to Resist – Repos et résistance » n’est pas une classe de méditation comme les autres. Son animateur, Dexter Xurukulasuriya, l’a conçue pour les « acteurs de changements, les militants et militantes, les survivants et survivantes de sévices », mais tout le monde y est bienvenu. L’enseignant aux cheveux noirs bouclés, dont les mèches tombent sur ses lunettes, cherche à redonner des forces aux militants épuisés afin qu’ils puissent poursuivre leur lutte, quelle qu’elle soit, à long terme.

« C’est fatigant d’être activiste », laisse tomber celui qui a plusieurs années de désobéissance civile dans le corps. Au point où, récemment, il en a fait un burnout. Et il a vu un grand nombre de ses proches subir le même sort. « Les besoins sont infinis, ils sont au-delà de la capacité de chaque être humain », résume-t-il de sa voix basse ponctuée d’un accent anglophone, qui lui vient de sa jeunesse à Winnipeg.

Cet épuisement, le psychologue Nicolas Lévesque l’a observé de près, lui qui a traité de nombreux étudiants qui militaient pour une meilleure accessibilité aux études au printemps 2012. En plus du burnout, il a traité des militants pour dépression, syndrome de stress post-traumatique et dépendance à la drogue ou à l’alcool, entre autres.

Photo: Michaël Monnier Le Devoir Comment militer sans s’épuiser? Le premier conseil que donne le psychologue Nicolas Lévesque est de ne «pas être en perpétuel état de révolution».

« À force de toujours être investi dans une cause extérieure, on finit par négliger sa vie privée et ses propres besoins, explique-t-il. Les activistes se donnent à une cause au-delà de leurs limites physiques et psychologiques. À un moment donné, le corps n’est plus capable. »

Le sujet a fait les manchettes l’an dernier, quand l’ex-députée de Québec solidaire Françoise David a annoncé son départ de la vie politique. « Je ne veux pas jouer de nouveau dans ce film-là », avait-elle expliqué, évoquant le burnout qu’elle avait surmonté plus tôt dans sa carrière.

Avant de se lancer en politique, Mme David a milité pendant des années, notamment pour l’avancée du féminisme et pour une meilleure justice sociale. Elle a décliné notre demande d’entrevue à ce sujet, justement, afin d’éviter de se surmener durant sa fin d’année déjà très occupée.

Pour sa part, Dexter Xurukulasuriya s’est épuisé après avoir jonglé entre son emploi dans une boîte de production et le militantisme pendant près de 10 ans. « Je cachais mon activisme. Entre les contrats, je disais que j’allais en voyage, mais en fait, je participais à des manifestations ou des coups d’éclat, durant lesquels je me faisais arrêter et me ramassais en prison. Pendant des années, j’ai fait ces deux jobs, sans vacances. C’est super épuisant. »

Militer autrement

 

Depuis son burnout, dont il est toujours en processus de guérison, Dexter cherche à incarner son engagement autrement que par l’activisme de combat. De ce besoin est née la classe qu’il enseigne depuis septembre dernier au studio Presence Meditation, au sein de laquelle les séances de méditation silencieuse sont entrecoupées de discussions sur le militantisme et de lectures de poésie engagée.

« Dans le milieu du yoga et de la méditation, beaucoup de gens essaient de fermer les yeux sur le monde extérieur pour se concentrer sur leur intérieur. Je n’accepte pas du tout cette séparation, explique-t-il. Je pense que la spiritualité doit faire partie de la société. »

À force de toujours être investi dans une cause extérieure, on finit par négliger sa vie privée et ses propres besoins

Le soir de notre visite, la quasi-totalité des participants assiste à Rest to Resist pour la première fois. L’un d’entre eux confie qu’il apprend à apprivoiser la tristesse, parce que ça lui semble le sentiment le plus naturel à éprouver dans une société « aussi malade » que la nôtre. Dexter renchérit qu’il faut se donner le droit de jongler avec plusieurs émotions à la fois. « Nous sommes des êtres complexes, dit-il. Nous pouvons rire tout en étant profondément malheureux. »

En apprenant l’existence de cette classe de méditation, Nicolas Lévesque s’enthousiasme. « C’est une super idée ! Dans la vie en général, il faut faire attention à ne pas aller trop dans les extrêmes dans ce qu’on vit, mais l’activisme est quelque chose de très émotif. L’idée de méditer pour se stabiliser, c’est très bien. C’est ce qui manque souvent aux militants. »

Selon le psychologue, la stabilité émotive, « qu’elle se trouve au sein du couple, de la famille, chez des amis ou dans son hygiène de vie quotidienne », est la clé pour entretenir la flamme du militantisme sans brûler la chandelle par les deux bouts.

Alors, comment militer sans s’épuiser ? Le premier conseil que donne M. Lévesque est de ne « pas être en perpétuel état de révolution ». « Il faut s’organiser sur le long terme, ça prend beaucoup de travail et de temps, changer le monde. Il faut voir ça plus comme un marathon qu’un sprint. »

Placer son propre masque

 

Dexter Xurukulasuriya propose de remplacer le terme « révolution » par « fermentation », une approche qui fait échos au mouvement slow. Pour l’activiste, ça commence avec la reconnaissance de son individualité. Et il n’y a rien d’égoïste à cela, insiste-t-il. « C’est comme dans l’avion, quand on nous montre comment utiliser le masque à oxygène : il faut d’abord placer son propre masque pour ensuite aider les autres », illustre-t-il.

Peu importe la forme qu’il prendra, l’activisme sera toujours au coeur de la vie de ce prof de méditation, qui conçoit l’engagement comme une vocation. « C’est comme les gens qui exercent les métiers d’enseignant, d’infirmière ou de travailleur social, explique-t-il. Dans tous les cas, on ne le fait pas d’abord pour le chèque de paie ou le statut social ; on le fait parce que ça nous tient à coeur et qu’on veut contribuer de façon positive à la société. »

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