Pour en finir avec le financement à la vocation

« Tant qu’on parlera d’efficacité sans parler des ratios, on ne fera que continuer de les financer à même la vocation de celles qui y travaillent », écrit l’auteur.
Renaud Philippe Le Devoir « Tant qu’on parlera d’efficacité sans parler des ratios, on ne fera que continuer de les financer à même la vocation de celles qui y travaillent », écrit l’auteur.

Ratios irréalistes empêchant de faire le travail attendu, lourde charge émotionnelle, conditions de travail menant à l’épuisement, violence institutionnelle : voilà ce qui attend les travailleuses sociales (TS), techniciennes en éducation spécialisée (TES), enseignantes, infirmières, bref, toutes celles qui travaillent en santé et services sociaux, dans l’enseignement ou à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Quand on regarde cela de l’extérieur, on se demande pourquoi qui que ce soit irait travailler pour ces réseaux. La réponse est simple : ces personnes sont capables d’en prendre.

Les conditions qui vous paraissent si inhumaines ne le sont pas réellement ; elles ne sont simplement pas pour vous. Il existe des gens qui, grâce à leur vocation, n’ont pas besoin qu’on les traite comme vous et moi. Imaginez la dépense si les gestionnaires devaient fournir aux travailleuses sociales de la DPJ assez de temps pour faire leur travail. On arrive au même résultat, à moindre coût, en comptant sur leur vocation. Pensez-vous réellement que la TS refusera d’aider une famille juste parce qu’on ne la rémunérera pas pour son temps ? Si elle a la vocation, elle fournira le service et en paiera les extras à même son compte de vocation. Idem pour le bénévolat en éducation, sans lequel aucun projet spécial ne serait possible. C’est le fameux temps supplémentaire obligatoire (TSO) dont on ne parle jamais.

Il arrive parfois que les employées oublient de rembourser leurs dettes de vocation. Un employeur naïf aurait peur de perdre ses employées. Un gestionnaire avisé sait qu’une bonne employée ne dispose pas seulement d’un compte de vocation, mais aussi d’une marge de crédit. Grâce aux techniques de gestion, on peut faire fructifier cette dette pour en décupler l’impact.

Le TSO est une sorte de prêt sur la paie ; tant que l’employée prend la peine de se reposer suffisamment entre deux TSO, elle n’en souffrira pas. De même, il est inutile de revoir la lourdeur des classes. Il suffit de former les enseignantes à mieux utiliser leur capital de vocation pour remédier aux difficultés. Si ça ne marche pas, on pourra toujours les rendre imputables. Après tout, si elles n’ont pas la vocation, ce n’est pas la faute du gestionnaire.

Les mauvaises langues doutent du ministre de la Santé, Christian Dubé, quand il dit que le TSO va rester une mesure temporaire d’urgence pour les trois prochaines années. Rassurez-vous, cela fait plus de vingt ans que le TSO est une mesure temporaire d’urgence, on peut lui faire confiance pour que cela reste temporaire d’urgence pendant au moins trois autres années.

Au lieu de voguer de réforme en réforme et de compter sur un énième grand homme pour sauver les réseaux de l’extérieur, pourquoi ne pas s’occuper de l’éléphant dans la pièce : les ratios ? Pourquoi ne pas faire une commission pour déterminer une bonne fois pour toutes quels sont les ratios réalistes nous permettant d’accomplir ce qu’on attend de ces systèmes ? Tant qu’on parlera d’efficacité sans parler des ratios, on ne fera que continuer de les financer à même la vocation de celles qui y travaillent.

Pourquoi revenir vers une job qui finira par avoir ta peau ? Deux raisons existent : parce qu’on a réglé le problème qui t’a poussé à partir… ou parce que tu n’as pas le choix. Le succès ou l’échec de la réforme Dubé-Drainville repose presque entièrement sur l’espoir que les employées fassent encore preuve d’abnégation et de sacrifice. Si au moins ils s’engageaient au moyen d’une loi sur les ratios, celles qui ont démissionné sauraient que cela va s’améliorer. Le silence de Dubé et de Drainville sur les ratios en dit malheureusement long sur ce qu’on peut espérer. Il y aura toujours une crise ponctuelle qui « empêche » qu’on finance des ratios réalistes.

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