Dérives linguistiques dans la fonction publique canadienne

Malgré les récents rapports constatant le déclin du français partout au Canada, la fonction publique canadienne continue d’être dominée par l’anglais. Une grande proportion d’anglophones perçoit toute tentative d’augmenter le niveau de français des fonctionnaires par le Bureau du dirigeant principal des ressources humaines (BDPRH) comme une attaque.
Le 4 février, un fil de discussion sur la plateforme Reddit a dévoilé que le BDPRH projetait d’élever les exigences linguistiques pour les gestionnaires se trouvant dans la région de la Capitale-Nationale (RCN) et les régions désignées bilingues, comme Montréal. Mise en place, cette politique exigerait des gestionnaires qu’ils puissent « rédiger des textes élaborés et structurés de manière cohérente » dans les deux langues officielles.
Cette annonce a suscité l’ire des anglophones, qui se sont empressés de dénoncer « l’état de domination aristocratique de 20 % de la population ». Précisons que les francophones représentent 31 % des fonctionnaires canadiens, mais que leur présence diminue dans les postes de cadres (28,1 %) et de haute gestion (19 %), selon des données récoltées par Radio-Canada. Cela n’a pas empêché un utilisateur Reddit d’affirmer que « les francophones peuvent et vont finir par occuper tous les postes » de la fonction publique canadienne, car « ils peuvent occuper à la fois les postes essentiels en anglais, les postes bilingues et les postes essentiels en français ».
Un autre utilisateur de dire « s’il vous plaît, prenez votre province et faites votre propre pays avec votre propre fonction publique. Les deux langues officielles n’ont apporté aucun avantage réel à ce pays. Au contraire, elles ont constitué un plafond de verre pour les anglophones méritants et compétents. » Une autre personne nie carrément le déclin du français au Canada : « Continuez à ressasser la même vieille propagande sur la disparition du français. Personne d’autre dans le monde entier n’a de problème avec le fait que l’anglais soit la langue de communication de facto lorsqu’on traite avec d’autres nationalités. »
Sans oublier l’odieux commentaire déclarant qu’« [il est] fou que nous devions apprendre une langue d’une population qui a déterminé qu’il était approprié d’interdire légalement à des personnes de travailler dans le service public parce qu’elles portent un symbole religieux ».
Grogne mal placée
Cette rancune envers les francophones, les Québécois en particulier, ne passe pas inaperçue chez les fonctionnaires d’expression française. Plusieurs dénoncent le mépris des anglophones et leur réticence à répondre à des courriels en français, à faire traduire des documents, ou à suivre des cours de français payés par le gouvernement.
Étant moi-même francophone, je trouve particulièrement blessant d’entendre des propos aussi méprisants envers le français et ceux qui le parlent. Certes, les anglophones n’apprennent généralement pas le français aussi bien que les francophones, l’anglais. Les cours de français offerts par l’École de la fonction publique du Canada ne sont pas toujours bien construits et ne permettent pas un apprentissage holistique du français.
Je déplore les difficultés auxquelles mes collègues anglophones doivent faire face au cours de leur carrière, mais leur grogne est malheureusement mal placée. Comme 82,5 % des fonctionnaires de la RCN, je travaille en anglais. Penser, parler, écrire et lire en anglais, tous les jours, représente un effort mental immense pour moi, malgré mon bilinguisme. Chaque journée de travail m’épuise.
Comme mes collègues, j’ai fait toute ma scolarité dans ma langue maternelle. Contrairement à eux, j’ai été contrainte de travailler ma seconde langue officielle afin de décrocher un poste à Ottawa. « Cherche un poste au Québec, alors », me dira-t-on. Or, 68 % des postes de la fonction publique canadienne situés au Québec requièrent le bilinguisme, contre 13 % des postes situés ailleurs au Canada (excluant la RCN).
Il n’y a pas d’issue. À moins d’un changement radical, les réunions « bilingues » auxquelles j’assisterai continueront d’être une supercherie ne contenant que deux mots de français, « bonjour » et « merci ». Je ne suis qu’au début de ma carrière, mais je suis déjà éreintée par ce combat constant. Combien de plaintes devrai-je déposer auprès du Commissariat aux langues officielles ? Combien de fois devrai-je entendre que je fais partie d’une « élite linguistique » ? Combien de fois devrai-je écouter mes collègues sous-entendre que j’obtiendrai un poste de gestion du fait de mon bilinguisme et non en raison de mes compétences ? Beaucoup trop, sans doute.