La forêt, ce n’est pas de la rhubarbe

«En comparant la forêt à de la rhubarbe ou à un jardin, on ne fait qu’alimenter la perception qu’elle ne sert qu’à produire de la fibre», observe l'auteur.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir «En comparant la forêt à de la rhubarbe ou à un jardin, on ne fait qu’alimenter la perception qu’elle ne sert qu’à produire de la fibre», observe l'auteur.

De nos jours, les raccourcis intellectuels sont d’usage courant dans le discours public. Par exemple, un ancien maire d’une municipalité de l’est du Québec, aujourd’hui candidat pour un poste de député provincial, a récemment comparé la forêt à de la rhubarbe en disant à peu près ce qui suit : « La forêt, c’est comme de la rhubarbe, ça repousse quand on la coupe. » À première vue, force est d’admettre que l’analogie contient une part de vérité : la forêt repousse généralement quand on la coupe ! Cependant, cette phrase témoigne d’une vision naïve et simpliste de la réalité, une vision qui déçoit en 2022.

Je fais de la recherche scientifique en écologie forestière depuis les trente dernières années, dont plus d’une vingtaine à étudier les forêts de la Côte-Nord. La forêt ne se résume pas qu’à des arbres. C’est un écosystème complexe, où plusieurs forces interagissent en affectant sa dynamique et son fonctionnement. Par exemple, on commence à peine à saisir l’ampleur des échanges qui se passent sous nos pieds dans les sols forestiers, où bactéries, champignons et une myriade de micro-organismes sont à l’oeuvre et ont une influence déterminante sur la productivité et la biodiversité de nos forêts.

Tandis que l’infiniment petit est déterminant pour structurer les interactions entre les organismes qui partagent un même habitat, à une plus grande échelle, des événements de grande ampleur vont perturber l’écosystème, mais aussi y amener un renouvellement. Les feux de forêt et les épidémies d’insectes en sont des exemples. L’équilibre entre ces forces agissant à différentes échelles et le milieu physique caractéristique des différentes régions façonnent le portrait de la forêt. Donc, oui, la forêt repousse généralement après une coupe, mais ce n’est pas de la rhubarbe. Peut-être pourrait-on la cultiver de façon intensive, un peu comme un jardin, dans certains endroits où la proximité le permet, mais il serait tendancieux et contre-productif de faire croire que la vaste forêt boréale peut être un jardin que l’on cultive et où l’on récolte les arbres comme on le ferait avec des carottes (pour varier les exemples).

Quand on évite de prendre en considération la complexité des écosystèmes et des interactions du monde du vivant, un jour ou l’autre, on en paie le prix. En comparant la forêt à de la rhubarbe ou à un jardin, on ne fait qu’alimenter la perception qu’elle ne sert qu’à produire de la fibre. On se doit de changer de paradigme en foresterie et d’opter pour un aménagement écosystémique, qui mise sur les valeurs que l’on souhaite maintenir dans nos forêts plutôt que la vision fortement centrée sur le prélèvement de la fibre. Au cours des trente dernières années, la structure d’âge des forêts commerciales de la Haute-Côte-Nord a été transformée en grande partie par l’action des coupes forestières.

Ainsi, d’un paysage dominé par les vieilles forêts (> 70 % de peuplements dans la classe 120 ans et plus avant les années 1990), nous en sommes aujourd’hui à un paysage fortement dominé par de jeunes forêts. Ce constat n’est pas sans conséquences tant sur le fonctionnement de l’écosystème et sa biodiversité que sur la disponibilité de la fibre dans les prochaines années. Ce n’est pas le caribou qui va faire perdre les emplois, c’est notre insatiable soif de croissance dans un univers où les ressources sont limitées. L’humilité et la prudence seraient de mise, mais en faire preuve ne donne pas des maximes aussi accrocheuses.

Depuis quelques mois, j’ai la chance de travailler pour la communauté innue de Pessamit en l’appuyant scientifiquement dans sa démarche visant à conserver sa culture, l’Innu aitun, intimement liée à la forêt. Les Innus, à l’instar de plusieurs nations autochtones, savent qu’ils font partie de l’écosystème forestier au même titre que tous les autres êtres vivants. Bien qu’ils adhèrent aujourd’hui à la modernité, ils conservent majoritairement cette vision en phase avec leurs ancêtres et leurs valeurs, et c’est pourquoi ils défendent avec ardeur et tout leur coeur l’Innu aitun.

Trente années de recherche en écologie m’ont amené à voir la forêt avec beaucoup d’humilité et d’émerveillement. Un gage de réconciliation avec les Premières Nations serait de reconnaître que nous faisons aussi partie de la nature et que celle-ci est à la fois complexe et fragile. Un changement de paradigme qui serait vraiment salutaire pour l’avenir de la forêt et du développement économique dans cette belle région qu’est la Côte-Nord.

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