Des cuillérées de sucre en poudre

Mon père me racontait que, petit, il avalait des cuillerées de sucre en poudre pendant les pauses publicitaires de ses émissions. Gardant le fort du logis à l’âge de cinq ans, il avait tout le loisir de s’adonner à ce plaisir, laissant fondre le sucre sur sa langue jusqu’à la pause suivante. Le sucre inoculait, peut-être, la douceur maternelle dont il avait été sevré. Ses frères, sa soeur et lui vivaient dans une relative pauvreté à la suite du décès prématuré de leur mère, à l’âge de 39 ans.
Les années ont passé, et mon père s’est arraché à ce milieu en accédant à une éducation publique de qualité. Un transfuge de classe, habité par une fierté mâtinée d’un vague regret : celui de s’être éloigné de ceux et celles qui avaient été engendrés par la même austérité que lui mais dont le sort, à la différence de mon père, semblait verrouillé. Tous et toutes n’avaient pas saisi ou reçu les mêmes occasions que lui.
Néanmoins, pendant plusieurs années, mon père a été gêné par ses dents cariées par le sucre qu’il avait ingéré. Il était particulièrement sensible aux plaisanteries à ce sujet. Ses dents le liaient à sa condition antérieure. La radicalité des moyens qu’il a dû prendre — les arracher toutes, puis en poser de nouvelles — n’avait d’égale que l’ampleur de leurs coûts.
Le grand Jean-Claude Labrecque, cinéaste, directeur photo, a dit que filmer un visage, c’était, en fait, filmer un pays. Au milieu de celui-ci, le sourire exhibe les stigmates des événements qui ont marqué la vie de celui ou celle qui le porte. La pauvreté, par exemple, agit à la manière d’un bruxisme insidieux. Elle use et en vient à gâter les dents, révélant le milieu qui a vu naître ou évoluer une personne.
Des dents gâtées dressent une barrière devant l’individu désireux de souscrire à un nouvel emploi. Elles le relèguent à cette part de notre imaginaire consacrée aux vilains et aux paresseux, aux moins fréquentables. Lorsque la carie atteint le stade de l’abcès, la douleur s’empare des esprits, réduisant les individus à leur corps souffrant, crispé et impuissant.
Frais démesurés
Il faut s’attaquer à l’inaccessibilité des soins dentaires, car elle entrave la mobilité sociale. Elle attache les individus au pieu de leur condition sociale d’origine, les condamnant à tourner autour de celui-ci sans trop pouvoir s’éloigner. Les frais actuels des cliniques dentaires sont prohibitifs. De surcroît, ils donnent à penser que les soins de santé dentaire sont un privilège, l’apanage de ceux et celles qui sont nés ou qui ont atteint une condition sociale plus favorisée.
À défaut d’éliminer les injustices héréditaires, notre société peut au moins aplanir les écarts en matière d’accès aux soins et promouvoir un accès universel à ceux-ci. Or les frais démesurés qu’exigent les dentistes fixent l’ordre social, qui demeure immuable. Ils représentent un investissement hors de portée pour des millions de Québécois et Québécoises. Ils plaquent les moins nantis au ras du sol sur lequel s’élève notre pyramide sociale.
Parce qu’il est pauvre, le sourire d’un individu vient à se gâter, faute de bénéficier des ressources ou de l’éducation nécessaires pour prendre soin de ses dents. Et parce qu’il est pauvre, il ne peut pas accéder aux soins dentaires, sans doute plus substantiels, que requerront ses dents — voilà un paradoxe aussi éclatant que le sourire de ceux qui figurent dans les annonces de dentifrice, un paradoxe qui se transpose aisément au domaine de la santé mentale et de l’inaccessibilité aux services de psychothérapie.
Au lieu de valoriser cet accès universel aux soins, et de chérir nos richesses collectives, au lieu d’enrichir le champ des possibles pour ceux et celles qui sont issus de milieux défavorisés, des partis moribonds, comme la CAQ, le PCQ et le PLQ, atomisent notre société. Collectivement, les mesures individualistes qu’ils proposent, nommément la baisse d’impôt, nous ruinent et tronquent notre avenir.
Malheureusement, ces promesses parviennent momentanément à taire une certaine grogne, à la manière de ces cuillerées de sucre qu’avalait mon père et qui apaisaient ses angoisses pendant quelques minutes. Jusqu’à la pause publicitaire suivante.
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