Quand la publicité se déguise en «vox pop»

Monsieur le Premier Ministre François Legault,
Je suis la fille de la dame qu’on voit actuellement partout dans l’une de vos publicités, notamment à la télé. Cette femme convaincante et convaincue par votre bon travail et par celui que vous avez effectué au cours des deux dernières années.
Lors du tournage de cette publicité réalisé le 24 mai dernier, votre équipe de production a fait signer à ma mère un release pour un « vox pop qui sera diffusé sur Internet et à la télévision ». Ce release stipulait également que ma mère recevrait 250 $ « dans le cas où son image serait retenue ». Un mandat-poste de ce montant se trouvait dans sa boîte aux lettres le 10 juin.
J’ai travaillé près de vingt ans dans le domaine de la photographie et des droits d’auteur et j’ai de bonnes raisons de croire que ce montant est dérisoire, car il ne s’agit pas d’un simple vox pop (contrairement aux apparences), mais bien d’une publicité, et ce, malgré l’authenticité des opinions émises par ma mère.
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Une publicité électorale de la CAQ fait réagirEn effet, votre équipe a personnellement contacté ma mère et s’est même déplacée pour l’interviewer, plus d’une heure, chez elle. Rappelons que ma mère avait préalablement été interviewée (et diffusée) au cours d’un (vrai) vox pop lors de votre première campagne électorale. Il semble que vous aviez alors réellement aimé ses commentaires pour la contacter à nouveau aujourd’hui.
Cette situation est tordue et réellement troublante, car la ligne entre le documentaire et la publicité tracée dans cette affaire est ténue et apparaît d’un flou sans nom.
Je comprends qu’il n’est pas éthique de payer quelqu’un pour ses opinions politiques, mais il est tout aussi immoral de profiter d’une femme âgée à revenu modeste (votre équipe a vu l’environnement où vit ma mère ; une maison bien tenue, certes, mais qui respire la modestie et le faible revenu).
Pour vous mettre dans le contexte : ma mère est née en 1943 dans une famille pauvre comme on en voyait partout au Québec au début du siècle dernier. À cette époque, les enfants étaient « sortis » de l’école pour aider à subvenir aux besoins de la famille. Ma mère a terminé sa 9e année à 18 ans, car elle a dû interrompre sa scolarité pendant deux ans afin d’aider ses parents en travaillant dans les cuisines des camps de bûcherons, dans la misère et les mouches noires. Elle n’a malheureusement pas pu réaliser son rêve de devenir hôtesse de l’air, comme la formation nécessitait une 11e année et que « c’étaient les garçons en premier ». Pas de chance d’être née dans le corps d’une femme, donc. Malgré ce passé difficile et lourd sur les plans affectif et émotionnel, ma mère est une femme courageuse, travaillante et déterminée à faire sa place « en ce bas monde ».
Cependant, comme des milliers de femmes de ce temps, elle a vécu sous le joug financier d’un mari doux et aimant, mais contrôlant financièrement. Elle n’a donc pas eu la chance de devenir autonome et indépendante.
Lorsqu’elle a eu ses enfants, ma mère se levait à 3 h 15 pour travailler dans un restaurant à patates sur le bord de la 132. C’est aussi elle qui préparait les repas, qui s’occupait du lavage et qui payait l’épicerie, de même que la majorité des frais d’inscriptions et d’équipements liés aux activités sportives. Tout ça avec son salaire de serveuse.
C’était elle, notre figure de sécurité dans la famille. À l’aube de ses 80 ans, je constate que ma mère subit encore de l’abus financier. Je suis déçue qu’en 2022, dans une province apparemment égalitaire, un gouvernement (de surcroît) profite d’une femme pauvre et peu scolarisée en lui faisant croire que 250 $, c’est le juste tarif pour utiliser cette vidéo « planifiée » à des fins publicitaires (j’ose croire que vous utilisez ici les fonds du parti et non des contribuables ?).
Et je comprends qu’on passe encore à côté d’une occasion de consolider toutes les batailles que nos femmes d’ici ont menées, avec courage et persévérance, afin de rétablir l’équité dans une société patriarcale où la femme a hélas vécu trop longtemps dans l’ombre et le silence.
Alors je vous demande, Monsieur Legault, combien de fois par jour, par heure (par minute ?) cette publicité va-t-elle encore être diffusée avant que vos valeurs d’équité et de justice ne soient interpellées ?