La pertinence d’un nouveau pont sur le Saguenay

La région de la Côte-Nord attend depuis 60 ans la construction d’un pont reliant les deux rives de la rivière Saguenay à la hauteur de Tadoussac, sublime point de rencontre entre le Saint-Laurent et le fjord. Au-delà des considérations économiques, cette nouvelle infrastructure de transport routier érigée hors des grands centres serait-elle compatible avec les objectifs d’occupation optimale du territoire et de réduction des GES que se sont fixés nos gouvernements ?
À l’approche des élections provinciales, la Coalition Union 138 a remis à l’avant-plan ce projet de pont en vantant ses mérites tant auprès de l’ensemble de la population qu’auprès des candidats des divers partis politiques. Appuyé par la région voisine, Charlevoix, le regroupement compte déjà dans ses rangs une forte majorité d’élus municipaux ainsi que de représentants du milieu des affaires et du milieu communautaire.
Le slogan de campagne de la Coalition, « Mamu, un pont entre nous », fait allusion à l’appui essentiel des Innus au projet, mamu signifiant « ensemble ».
Seul le maire de Tadoussac semble encore réticent à l’idée de perdre une soixantaine d’emplois avec la disparition des traversiers. La desserte pourrait pourtant subsister à une échelle plus modeste, pour les deux-roues et les piétons par exemple.
Le concept privilégié
Le ministère des Transports du Québec a lancé de son côté deux nouvelles études, une d’opportunité, portant sur les aspects techniques, l’autre sur l’impact socio-économique. Pour le président de la Société du pont sur le Saguenay, Marc Gilbert, la balle est maintenant dans le camp du gouvernement. Le premier ministre François Legault s’est engagé à aller de l’avant si le résultat de l’étude socio-économique en cours s’avère concluant. La décision est attendue au printemps 2023.
La Société du pont sur le Saguenay propose la construction d’un ouvrage à deux voies assorties d’une voie de desserte pour la sécurité. D’une longueur de 1150 mètres, le pont s’appuierait sur deux piliers situés sur les rives. Son design d’inspiration norvégienne dégage une impression de légèreté, tout en étant conçu pour résister aux pires intempéries.
Afin de minimiser l’impact sur la vue qui a fait la renommée de Tadoussac, Mamu se situerait à sept kilomètres en amont, sur le site de La Boule, à la hauteur des lignes de transmission d’Hydro-Québec qui surplombent déjà le fjord. Sur la rive de Charlevoix, le plan d’aménagement pour accéder au pont prévoit une déviation vers le nord de la route 138 avant le village de Baie-Sainte-Catherine.
Désenclaver de part et d’autre
De l’avis du porte-parole de la Coalition, Guillaume Tremblay, la Côte-Nord a fourni beaucoup d’électricité à tous les Québécois avec ses grands barrages (notamment Manic-5) ; il serait temps que ceux-ci lui donnent en retour le moyen de rompre son isolement géographique et social. D’autant plus que les traversiers peinent de plus en plus à répondre aux besoins en haute saison, durant l’été.
Les quelque 92 000 résidents de la Côte-Nord sont prêts à accueillir à bras ouverts les nouveaux arrivants et les visiteurs. Le reste du Québec aurait intérêt à découvrir cette région au charme sauvage qui occupe environ le quart du territoire provincial, à s’approprier ses paysages grandioses. Une coalition d’organismes régionaux vient d’ailleurs de relancer le projet d’un nouveau parc national dans le secteur du lac Walker, près de Port-Cartier.
Ce pont, dont le coût de construction était estimé à 600 millions de dollars en 2015, en incluant les voies d’accès, entre en concurrence avec d’autres projets de liens routiers appelés à desservir une population beaucoup plus importante. Dans un contexte de lutte contre les changements climatiques et de préservation de la biodiversité, les Nord-Côtiers doivent faire valoir des arguments économiques, mais également environnementaux.
Le retrait des quelque 40 000 passages annuels de grands traversiers contribuerait en effet à la sauvegarde d’espèces de mammifères marins menacées, comme le béluga, tout en permettant au Trésor public d’économiser plusieurs millions de dollars annuellement.
La suppression à Tadoussac de traversiers propulsés aux énergies fossiles réduirait également notre empreinte carbone. Les récents prototypes actuellement en service, qui utilisent le gaz naturel, pourraient éventuellement trouver preneur ailleurs pour remplacer des modèles plus anciens fonctionnant au diesel.
Les utilisateurs du traversier perdent en moyenne une trentaine de minutes à l’aller comme au retour. En période de grand achalandage, cette attente peut se prolonger jusqu’à provoquer l’exaspération. Si bien que plusieurs automobilistes et camionneurs en provenance des grands centres préfèrent quitter la route 138 à partir de Québec pour emprunter la 175 jusqu’à Chicoutimi. Passé le pont Dubuc, ils empruntent la 172 en direction est jusqu’à Tadoussac.
Loin d’être un raccourci, ce parcours ajoute 110 kilomètres au trajet, mais comme la vitesse permise y est plus élevée, notamment sur la 175, et qu’on évite le traversier, cela permet parfois de gagner du temps. En contrepartie, la plus grande consommation de carburant génère plus d’émissions de C02. Pour les véhicules électriques, il y a gaspillage d’une précieuse énergie renouvelable. Un pont réduirait le kilométrage parcouru en incitant les gens à revenir au trajet le plus court.
L’accès par la route 138 permettrait enfin d’aménager un stationnement incitatif à l’entrée de Tadoussac. Un service de navette électrique à coût modique permettrait aux visiteurs d’accéder à tous les secteurs d’intérêt ainsi qu’aux points de service. Avec une circulation automobile réduite, le village de quelque 800 habitants permanents serait encore plus attractif pour les piétons et les cyclistes.
Le verdict
La préservation du milieu marin et la diminution globale de GES qu’entraînerait le retrait des deux traversiers suffisent à légitimer la construction d’un pont à l’embouchure du Saguenay. Étant donné que la durée de vie d’une telle structure est d’environ cent ans, Mamu pourrait rapidement devenir carboneutre.
Certains feront remarquer que la circulation routière augmenterait alors vers la Côte-Nord. C’est précisément le but, et il s’agirait davantage d’une redirection du flot des véhicules existants que d’une augmentation de leur nombre.
À l’inverse, un projet pharaonique comme celui du troisième lien souterrain entre les villes de Québec et Lévis risque de favoriser l’accroissement du parc automobile tout autant que l’utilisation du transport en commun, provoquant un étalement urbain au lieu de la densification souhaitée.
Peu importe la couleur du prochain gouvernement provincial, la Coalition Union 138 a de bonnes raisons d’espérer obtenir enfin gain de cause.