Les assiégés

Quiconque s’intéresse aux débats sociopolitiques au Québec en 2022 peut avoir l’impression qu’une communauté y est la victime d’ennemis intérieurs et extérieurs ligués contre elle. Les choses sont plus compliquées que cela.
Les ennemis imaginaires
Des Québécois se rassemblent le samedi pour détester lord Durham, sous prétexte que cet envoyé de la Couronne britannique aurait voulu — au XIXe siècle — assimiler ses sujets francophones. Il leur arrive aussi de faire de l’insomnie à cause de Pierre Elliott Trudeau, mort en 2000, et de son multiculturalisme.
D’autres craignent l’envahissement de la culture nationale québécoise par les « ethnies ». Parmi leurs cibles de prédilection, il y a les Québécois musulmans, soit 3 % de la population de la province, dont une minorité de pratiquants.
Quelques-uns, adversaires d’un groupe qu’ils ont inventé de toutes pièces sous le nom de « diversitaires », ne manquent pas de vitupérer les groupes qui les empêcheraient de parler. On appelle parfois ceux-là les « identitaires ».
Quand on leur parle de la situation linguistique à Montréal, ces gens vous disent qu’il y a deux langues dans cette ville, et rien que deux, le français et l’anglais, dont une de trop. Ils veulent savoir quelle est votre langue maternelle et quelle langue vous parlez à la maison. Ils craignent la « louisianisation » à court terme des Québécois « de souche ».
Dans la sphère publique aujourd’hui au Québec, plusieurs se sentent assiégés. Leur réponse à ceux qui ne pensent pas comme eux ? « C’est comme ça qu’on vit au Québec. »
Où sont les victimes ?
Les assiégés sont majoritairement blancs et de vieille souche canadienne-française, et ils ne manquent pas de relais médiatiques : presse écrite, radio, télévision, réseaux sociaux. Il est bien difficile d’imaginer en victimes ceux qui occupent pareilles tribunes, malgré leurs éructations quotidiennes.
Il ne faut minimiser ni le faible poids démographique des Québécois francophones en Amérique du Nord ni la menace qui pèse sur leur langue. Il faut entendre les réclamations identitaires, même si toutes ne sont pas également justifiées. Cela étant, il faudrait aussi réfléchir au statut de majoritaires des francophones au Québec. Sont-ils, en toutes circonstances, des victimes ?
Minoritaires sur leur continent, les Québécois francophones ont du mal à se considérer comme majoritaires dans leur province. Cela paraît en empêcher certains de concevoir qu’ils imposent, notamment par des textes législatifs (« loi 21 », « loi 96 »), des normes, règles et valeurs à d’autres. Assiégés, ils ne paraissent pas comprendre que leurs voisins puissent se considérer comme leurs victimes.
Beaucoup tiennent à dire que les Québécois sont moins intolérants que les autres Canadiens, qu’on mourait moins dans leurs pensionnats pour Autochtones, que leur racisme n’est pas systémique, qu’ils traitent mieux leurs minorités linguistiques qu’ailleurs au pays, comme si la vie sociale était un concours de vertu. Être moins raciste que les autres n’est peut-être pas le projet de société le plus emballant qui soit en 2022.
Ce n’est pas céder à la peur que de s’interroger sur le pouvoir qu’on détient sur les autres.