Monsieur H. ou la désintégration de la médecine de famille

«La responsabilité de la santé populationnelle attribuée historiquement aux CLSC a été depuis de longues années pelletée dans la cour des Groupes de médecine de famille», déplore l’auteur.
Photo: Ivan Balvan Getty Images «La responsabilité de la santé populationnelle attribuée historiquement aux CLSC a été depuis de longues années pelletée dans la cour des Groupes de médecine de famille», déplore l’auteur.

Monsieur H, la fin cinquantaine, camionneur sans médecin de famille, débarque au sans rendez-vous pour faire remplir un certificat médical de la SAAQ attestant de son aptitude à conduire un véhicule lourd non articulé. J’évalue donc ses yeux et ses oreilles, son cerveau, son état mental, son cœur, ses poumons, ses glandes, son squelette, ses habitudes sociales relatives à l’alcool et au tabac et ses habiletés à conduire comme tout bon docteur.

Je lui découvre une hypertension artérielle, une addiction au tabac et une dysfonction érectile. Ses habiletés neurocognitives sont suffisantes pour que je signe son certificat d’aptitude. Je suis un peu perfectionniste, mais surtout médecin de famille, alors je lui prête une machine de pression pour valider son hypertension à domicile, je lui demande de faire une prise de sang pour vérifier son taux de sucre et son cholestérol, de faire un dépistage du cancer de la prostate, ainsi que celui du colon, je lui donne des conseils pour la cessation tabagique et des informations judicieuses quant à une consommation éventuelle d’alcool inadéquate, afin d’améliorer ses performances érectiles.

Les résultats me parviennent : une hypertension artérielle, une hypercholestérolémie, un état prédiabétique, un test positif de recherche de sang dans les selles, une dysfonction érectile liée au tabac et un surpoids. Je lui prescris un médicament contre l’hypertension et lui conseille diverses stratégies pour cesser de fumer.

Le dossier médical est facile à rédiger en une phrase arithmétique : « Ce patient est une bombe à retardement. » Je voudrais lui éviter de devenir diabétique et l’inviter à réduire son cholestérol avec l’aide d’une nutritionniste, lui suggérer de l’activité physique et de réduire son poids avec un kinésiologue, de bien contrôler son hypertension artérielle avec l’aide d’une infirmière, le tout pour l’empêcher de faire un infarctus ou un accident vasculaire dans les cinq prochaines années, ou encore lui éviter un cancer du poumon, de la gorge, de l’estomac ou de la vessie avec le soutien d’une inhalothérapeute.

Cela ne sera pas le cas, car les professionnels nécessaires pour l’accompagner dans ce cheminement sont inexistants dans le réseau de la santé du Québec depuis le désinvestissement massif de l’État dans les services publics de santé de première ligne. La responsabilité de la santé populationnelle attribuée historiquement aux CLSC a été depuis de longues années pelletée dans la cour des Groupes de médecine de famille (GMF), des sortes de CLSC de docteurs, comme ça, ce sont les médecins de famille qui sont fautifs au cas où ça vire mal.

Les services en milieux hospitaliers ne traitent que les cas hospitaliers, les cas déjà passablement désespérés, et les CLSC de proximité sont morts : des coquilles vides dépecées de toutes leurs forces vives par manque de moyens et de vision politique non partisane. Quant au GMF dans lequel je traîne, il « patche » les trous au sans rendez-vous et fait du rafistolage pour faire gagner du temps de vie sans incapacité.

Ainsi, ce patient fera un infarctus dans six ans plutôt que cinq et développera un cancer de la vessie dans dix ans. Mon intervention de docteur lui fera gagner deux ans d’espérance de vie sans incapacité. Yeah. Je me pète les bretelles. Je crois que je vais changer de métier. Merci, Gaétan Barrette, Danielle McCann et Christian Dubé pour votre incompétence. Après avoir démembré les services publics de première ligne, vous aurez l’honorable privilège à vous trois de figurer dans le livre d’histoire… euh, le Guinness des records, pardon ! de la désintégration de la médecine de famille au Québec.

Signé, un médecin malade de son service public imaginaire.

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