Le prix de l’omerta des vainqueurs

«Dans le tableau de l’histoire, l’URSS/Russie doit retrouver sa place à côté de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste», écrit l’auteur. En photo, démonstration de puissance par l’Armée rouge le 1er mai 1937, à Kharkov, en Ukraine. 
Photo: Associated Press «Dans le tableau de l’histoire, l’URSS/Russie doit retrouver sa place à côté de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste», écrit l’auteur. En photo, démonstration de puissance par l’Armée rouge le 1er mai 1937, à Kharkov, en Ukraine. 

Garçon manqué dans mes jeux d’enfants, en Bulgarie, j’étais soit un guerrier « indien », soit le commandant d’une troupe de résistants luttant contre les nazis. Je regardais religieusement les films soviétiques consacrés à la guerre. Je distinguais parfaitement les uniformes soviétiques et allemands, les grades militaires et l’armement. À la fin de mon enfance, je détestais viscéralement les Allemands nazis et admirais l’Armée rouge. Dans les années 1980, la télé bulgare a commencé à diffuser des films européens et américains sur la guerre. Les « bons » changeaient : ils étaient résistants français ou italiens, soldats britanniques ou américains. Les « méchants », cependant, restaient toujours les mêmes : les nazis.

L’an dernier, j’ai été frappée de constater que la série britannique Un monde en feu, qui raconte l’invasion de la Pologne par les Allemands en 1939, présentait toujours l’histoire du point de vue des vainqueurs. Avant d’être accusée de révisionnisme, je tiens à souligner que je ne réclame pas un traitement plus clément des nazis. Je m’insurge toutefois contre le traitement de faveur accordé aux vainqueurs, surtout aux Soviétiques.

Après tout, ce sont eux et les nazis qui ont déclenché la Deuxième Guerre mondiale en envahissant simultanément la Pologne conformément au pacte Molotov-Ribbentrop, lequel prévoyait le partage du pays (les Soviétiques ont simplement traversé la frontière polonaise deux semaines en retard). A-t-on déjà vu un film de fiction sur l’occupation soviétique de la Pologne ? Je suis certaine que non, bien que je ne connaisse ni la filmographie polonaise ni celle des pays baltes des trente dernières années.

Pendant deux ans (sur six ans de guerre), l’URSS et l’Allemagne sont demeurées de fidèles alliés. Chacun a conquis sa partie de l’Europe et protégé les arrières de l’autre. L’invasion allemande de l’URSS en juin 1941 propulse cependant le pays dans le camp antihitlérien, à côté de la Grande-Bretagne et des États-Unis. À la fin de la guerre, l’Occident érige le nazisme en symbole du mal absolu, mais pas le régime soviétique, pourtant identique au régime nazi.

Pire encore, un silence de plomb tombe sur les crimes de guerre commis par les Soviétiques et leur armée. Pourquoi ? Parce qu’il est gênant pour les démocraties occidentales de reconnaître qu’elles ont dû collaborer avec un régime fasciste pour en détruire un autre. La victoire contre le « mal absolu » ne pouvait être le fruit que des « forces du bien ». Par conséquent, pendant la guerre froide, l’URSS est considérée, certes comme un ennemi idéologique, mais tout de même fréquentable. Son statut de vainqueur lui procure une légitimité renforcée par la complaisance des parties de gauche.

Pour cette raison, ni vous ni moi n’avons vu de films (même des documentaires) sur l’occupation des républiques baltes par les Soviétiques ; sur le sort des prisonniers allemands dans les camps soviétiques ; sur le comportement de l’Armée rouge en Allemagne ou en Bulgarie ; sur l’exportation vers l’Allemagne des juifs et des communistes réfugiés en URSS ; sur la collaboration des partis communistes européens avec les nazis jusqu’au 22 juin 1941, etc.

À force de se le répéter, l’Occident s’est mis à croire que le régimesoviétique était autre chose que fasciste. Par conséquent, à sa chute, en 1989, l’Europe n’a réclamé ni la désoviétisation ni la condamnation, au moins symbolique, des grands criminels soviétiques. (Imaginez le même traitement accordé à l’Allemagne en 1945 !) L’Occident a seulement exigé la conversion de l’économie soviétique au modèle capitaliste. Sans doute, l’Europe et l’Amérique étaient-elles attirées par l’appât du gain. Mais elles auraient agi avec plus de circonspection si elles n’avaient pas oublié que ce pays était aussi totalitaire que l’Allemagne nazie, pire encore, qu’il a servi d’exemple à Mussolini et à Hitler.La chose renforce évidemment le sentiment d’impunité des Soviétiques/Russes et la certitude que tout leur est permis…

Depuis le 24 février dernier, il est de bon ton de comparer Poutine à Hitler. Le danger est que l’Occident « oublie » que Poutine n’est que le produit d’un système totalitaire qui fonctionne à plein régime depuis plus d’un siècle déjà. Après 80 ans, il est temps d’abolir le monopole des vainqueurs de raconter la Deuxième Guerre mondiale comme ils l’entendent. L’Occident, et surtout les mouvements progressistes, doit remettre en question leur rapport à l’URSS depuis sa création. Dans le tableau de l’histoire, l’URSS/Russie doit retrouver sa place à côté de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste.

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