Une violence ordinaire faite au souvenir

«C’est que la place publique au Québec est un désert, et le printemps étudiant pour nombre d’entre nous est apparu comme une oasis de verdure, aussi inespérée qu’inouïe», écrit l'auteur.
Photo: Jacques Nadeau Archives Le Devoir «C’est que la place publique au Québec est un désert, et le printemps étudiant pour nombre d’entre nous est apparu comme une oasis de verdure, aussi inespérée qu’inouïe», écrit l'auteur.

Il y a eu dix ans, le 7 avril 2012, que, dans les commencements fiévreux du printemps étudiant, se tenait NOUS ?, un événement unique de prise de parole réunissant sur une même scène, dans un même lieu, autant de personnes qu’il en faut pour réfléchir et échanger ensemble sur cette question : comment rendre visible, opérante la liberté qui nous caractérise et qui nous échappe en même temps ?

Pendant 12 heures, ce jour-là, au Monument-National, à Montréal, on y entrait comme dans un moulin, pour venir y chercher une chose simple et vitale comme le pain, une parole commune, un miracle, pour dire la vérité.

C’est que la place publique au Québec est un désert, et le printemps étudiant pour nombre d’entre nous est apparu comme une oasis de verdure, aussi inespérée qu’inouïe. De ça, de cette réalité-là, indubitable, aucune mention ne fut faite dans les rappels obligés qui nous ont été servis au mois de mars dernier, dans les différents médias, pour souligner les dix années de ce moment historique.

Le caractère historique, digne de remémoration, du printemps étudiant ne se trouvait nulle part, dans ces devoirs journalistiques, dans ces pensums pressés, comme on le dit du jambon pressé ; la désertification était à l’œuvre dans ce fastnews servi en français, à l’œuvre, l’ensablement du souvenir impérissable, vivant, vivace en moi, comme chez tant d’autres, je le devine.

Comme si l’essentiel disparaissait devant cette violence ordinaire faite au souvenir, un souvenir vivace comme une mauvaise herbe, comme l’ivraie, comme l’ivresse de vivre. De cette plante-là, nuisible au bon grain comme à la bien-pensance, nous avons fait un pain qui nourrissait le corps et l’âme, un pain de grévistes de la fin, un pain pour rompre une bonne fois pour toutes l’enchantement, l’ensorcellement, pour en finir avec la désertification.

De la joie, il ne fut mention nulle part dans les journaux, mais de tranches de vie, d’œil crevé, d’ex-ministre frustrée, de porte-parole devenu député, l’ennui à chaque page s’étalait sur ces pains tranchés que sont les journaux ; violence ordinaire, chanson triste, petite musique de fin du monde, de ce monde sans fin.

La désertification des âmes est aussi tragique que celle des lieux publics, que celle des grands espaces naturels, une même privatisation nous travaille intimement et politiquement. L’écologie, la vraie, c’est de le dire. Aménager des lieux pour le dire, c’est aussi ça, l’environnement. Acheter pour donner en cadeau à Noël des actions carboneutres, comme autrefois des indulgences, pour gagner son paradis, ne donne strictement rien. Nous fait honte. À qui sert la honte ?

Les journaux, le monde dégoulinent de culpabilité et de mépris, de morale, la joie est nulle part. La rage est partout, la rage de vivre, nulle part. L’écoanxiété, c’est le vertige qui prend ceux et celles qui se savent entourés d’égarés, de gens déjoués.

La joie nous occupa pendant tout un printemps, il y a dix ans. Elle n’avait pas d’âge ni de sexe, et c’est la jeunesse qui l’a mise en branle. Je me souviens.

Penser hors de la norme politique, une binarité aussi morbide que celle des genres, la même en vérité — souverainisme-fédéralisme, droite-gauche-droite-gauche, militaire, la norme, folle et désertifiante —, défier la norme, c’était faire apparaître le pouvoir qui la défend et qui en dépend, un pouvoir devenu au fil du temps naturel, c’est-à-dire incontestable, divin et délirant. Déjouer le pouvoir en défiant la norme, c’était vivre et parler, pendant un seul long jour comme un printemps, en pleine lumière. C’est ce que nous avons fait, il y a dix ans.

Ce souvenir vivant que je sais partager avec d’autres, nombreux, très nombreux, innombrables, voilà ce que je souhaite célébrer aujourd’hui, en ce printemps 2022. Qui sont-ils, tous ces gens qui rêvent dans l’ombre ? Qu’est-ce que ce monde qui se tait, énorme, invisible ? Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que nous ?

Je me souviens. Qui sommes-nous ? Qui suis-je lorsque, vraiment, je me souviens ? Le peuple.

Et le peuple est un autre, pour paraphraser le poète.

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