L’Espace bleu pour qui?

Le premier ministre du Québec, François Legault, lors d'une conférence de presse où le gouvernement a annoncé la création d'un réseau «Espaces bleus» pour promouvoir le patrimoine culturel québécois.
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne Le premier ministre du Québec, François Legault, lors d'une conférence de presse où le gouvernement a annoncé la création d'un réseau «Espaces bleus» pour promouvoir le patrimoine culturel québécois.

Dans toutes les discussions autour de la création des Espaces bleus, j’entends bien des contestations venant des musées déjà existants qui, à juste titre, craignent cette concurrence parachutée par le gouvernement. Mais personnellement, autre chose m’inquiète : j’entends un appel à étaler notre fierté nationale, nos héros, nos bâtisseurs. À nous raconter nos victoires, nos résistances. Et la peur me vient qu’on dresse l’histoire la plus facile à écrire, celle des grandes réalisations historiques, souvent associées aux hommes bien plus qu’aux femmes. Et bien sûr, associée aux Canadiens français bien plus qu’à tout autre groupe.

Ce sont les hommes qui sont considérés comme les fondateurs. Ceux qui ont fondé en terre d’Amérique les bases d’une civilisation venue d’Europe. Ce sont eux qu’on appelle les bâtisseurs. Qui ont décidé, qui ont mis en œuvre. Qui étaient aux postes de commande, de pouvoir. Ce sont eux qui ont, par leur genre, par leur origine, pu prendre part au destin politique de leur nation. Ce sont eux aussi qui avaient le pouvoir au sein de l’Église, de l’État. Ce sont leurs noms que l’on retient, bien plus que celui des femmes, qui ont rarement eu autant de chance d’accéder à l’espace public. Là où ça compte, semble-t-il.

Car ainsi est faite l’histoire de notre société : la place publique pour les hommes, la vie privée pour les femmes. La petite histoire. Celle qu’on ne raconte pas. Pour les Premiers Peuples, c’est encore pire : moins que des femmes, ce sont comme de grands enfants qu’ils et elles ont été considérés. Pas capable de se gérer eux-
mêmes.

En cherchant à faire mousser la grandeur d’un peuple, on se retrouve avec une vision tronquée. On ne parle des femmes que lorsqu’elles accomplissent des exploits. Et on ne parle des Autochtones que comme des gens à civiliser, ou à tasser. Tout le travail socialement attribué aux femmes est historiquement grandement dévalorisé même s’il est essentiel. Le champ laissé à l’implication des femmes, jusqu’à tout récemment, était très petit. Et ce qu’elles y réalisaient était bien souvent dévalué par rapport aux actes des hommes. Et tout ce que les Premiers Peuples faisaient a été relégué dans le grand sac de la « sauvagerie ». Raconter l’histoire du Québec, c’est raconter l’histoire de leur « civilisation ».

Il serait dommage de ne voir la fierté d’un peuple que dans les grands actes extraordinaires qui, quand on s’y attarde, ne sont pas si extraordinaires que cela, tant ils sont le fait d’hommes blancs qui se sont créé un univers d’hommes blancs, et qui ont relégué aux affaires de moindre importance tout ce qui ne les concernait pas.

Je ne veux pas faire le procès des hommes blancs, mais bien de la façon dont est construite l’histoire qu’on se raconte de nous-mêmes. Notre société s’est bâtie sur des prémisses colonialistes et paternalistes. Les hommes qui y ont œuvré pouvaient difficilement se comporter différemment. Mais aujourd’hui, tout nous appelle à réfléchir précisément à ces prémisses. À les remettre en question. À raconter d’autres histoires.

C’est de cela que j’aimerais que l’on puisse être fières et fiers.

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