La loi 21, les tribunaux canadiens et la démocratie québécoise

Le procès de la Loi sur la laïcité de l’État (« loi 21 ») commence cette semaine. Il ira jusqu’en Cour suprême. Rappelons quelques faits.
Après 1960, les Québécois se sont éloignés de l’Église catholique. Mais cela ne s’est pas répercuté d’emblée sur les rapports Église-État, sauf en santé et en services sociaux. Si changement il y eut, ce fut vers un renforcement des liens : nouveau financement public, généreux, pour les écoles privées ethno-confessionnelles ainsi que pour le réseau de santé et de services sociaux juif, qui refusa d’intégrer la nouvelle structure publique. Puis, au fil du temps, la fonction d’agent d’état civil, sauf pour le mariage, fut retirée aux Églises ; un changement constitutionnel rendit possible la déconfessionnalisation du système scolaire ; l’enseignement religieux fut remplacé par un enseignement culturel des religions. Le Québec s’est ainsi donné un nouveau modèle de gestion du religieux : l’État s’est mis à distance de la normativité chrétienne et a traité toutes les religions de manière égale et bienveillante. La manière choisie et les résultats obtenus ont fait consensus durant 40 ans.
Or, depuis les années 2000, des individus veulent que l’État s’adapte à leurs préférences religieuses. Ils s’opposent au modèle québécois. Car si celui-ci mise sur un appui financier de l’État aux organismes confessionnels bien au-delà de la pratique au Canada, il attend des citoyens une retenue dans leurs revendications religieuses et les manifestations de leur appartenance confessionnelle dans l’espace étatique. Ces opposants bénéficient de l’apport de groupes religieux et d’intérêt capables de financer de longues batailles judiciaires. La Cour suprême est leur alliée.
Crédibilité
Pour imposer sa vision maximaliste de la liberté de religion, sa définition d’un accommodement raisonnable ainsi que la volonté du Canada de promouvoir le multiculturalisme, cette Cour a, au début des années 2000, annulé plusieurs jugements de la Cour supérieure ou de la Cour d’appel et minoré l’avis de ses propres juges en provenance du Québec, au point que ceux-ci furent souvent dissidents. En écartant la conception québécoise de la neutralité religieuse de l’État, la Cour suprême a ainsi contribué à fragiliser le consensus québécois, à exacerber la question des accommodements raisonnables et à envenimer le débat public.
Puis elle a fini par se rendre compte que la dissidence assez fréquente de ses propres juges civilistes ainsi que les annulations répétées des jugements des cours inférieures lui faisaient perdre sa crédibilité au Québec. Pourtant, depuis 15 ans, sa réponse ne fut pas de mieux tenir compte du modèle québécois, mais de faire corps autour du modèle canadien.
Il faut dire que, contre la souveraineté parlementaire, la légitimité démocratique du « gouvernement des juges » n’est jamais acquise. La Cour suprême ne tire la sienne que de son alignement général sur la manière dont le Canada anglais souhaite se voir. Entre sa légitimité comme institution de l’État de droit au Canada et sa crédibilité au Québec, la Cour — et même, finalement, ses juges en provenance du Québec — a choisi.
Les tribunaux sont la moins fédérale de toutes les institutions fédérales. Les juges qui jugeront la loi 21 à la Cour supérieure, à la Cour d’appel et à la Cour suprême sont nommés seulement par Ottawa. La Charte canadienne des droits et libertés et la Loi constitutionnelle de 1982 sont imposées au Québec, qui n’y a jamais consenti. Rien n’y reconnaît la réalité plurinationale du pays ni la particularité culturelle de notre belle province.
Plaider la tradition civiliste du Québec, demander aux tribunaux, et spécialement à la Cour suprême, plus de retenue et une interprétation de la loi 21 selon la volonté du législateur pourrait être vain : en matière de religion tout au moins, la Cour suprême tient à la tradition de common law dans laquelle les juges font la loi. Plaider qu’au Québec, peut-être à cause de sa culture catholique, désormais sécularisée, on tend à faire reposer la cohésion sociale et l’organisation de la vie collective, y compris la place de la religion dans la sphère étatique, sur les institutions plutôt que sur les individus pourrait être aussi inutile : le libéralisme repose sur une conception protestante du monde, sécularisée elle aussi, très prégnante dans la Charte canadienne.
Alors, pourquoi le Québec devrait-il se soumettre aux décisions des tribunaux canadiens si, par hypothèse, ceux-ci invalidaient la loi 21 ? Pourquoi devrions-nous accepter qu’ils délégitiment la volonté de l’État québécois de répondre aux aspirations des Québécois, qui, toutes origines confondues, sont très majoritairement favorables à la loi ? Devrait-on parler d’État de droit ou de pouvoir colonial si les tribunaux canadiens apparaissaient si peu soucieux de la démocratie québécoise ?