Le miroir aux alouettes du revenu universel

«Non seulement adopter un revenu universel n’est pas indispensable, mais, pis encore, cela risquerait de nous appauvrir collectivement en privant la grande majorité d’entre nous d’une véritable protection contre l’insécurité économique», écrit l'autrice.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir «Non seulement adopter un revenu universel n’est pas indispensable, mais, pis encore, cela risquerait de nous appauvrir collectivement en privant la grande majorité d’entre nous d’une véritable protection contre l’insécurité économique», écrit l'autrice.

Le revenu universel — souvent appelé, au Québec, « revenu minimum garanti » — revient en force à la faveur de la crise provoquée par la pandémie de COVID-19. L’ont récemment remis à l’avant-scène des personnalités aux idéologies politiques divergentes (Philippe Couillard et Gabriel Nadeau-Dubois notamment), sans oublier, bien sûr, les organisations vouées à sa défense. De fait, en maint endroit, les partisans du revenu universel se saisissent de la crise actuelle pour proclamer haut et fort que nous aurions désormais la preuve irréfutable de la nécessité d’implanter cette politique. Cela est-il si évident ? Je soutiens que non.

Non seulement adopter un revenu universel n’est pas indispensable, mais, pis encore, cela risquerait de nous appauvrir collectivement en privant la grande majorité d’entre nous d’une véritable protection contre l’insécurité économique. Les femmes, plus vulnérables économiquement, seraient les premières à en payer le prix.

On peut penser que l’une des premières leçons qui seront à tirer de la crise actuelle est que les pays ayant le mieux préservé leur État social — les services publics de santé étant ici en première ligne — auront été les mieux à même d’y faire face. Autrement dit, ceux ayant le moins pratiqué l’austérité auront pu disposer de l’infrastructure sanitaire la plus solide pour affronter la crise. L’urgence de cet aplanissement de la courbe tient, on le sait, à la capacité du système de santé à accueillir les victimes. Les mesures austéritaires qui ont fragilisé ce dernier — nos autres services publics et une partie de notre sécurité du revenu aussi — auront structurellement affaibli notre capacité à répondre à une crise de cette ampleur.

Renforcer nos services publics — enjeu décisif pour les femmes — devrait donc devenir un impératif. Cela entre en contradiction avec l’implantation d’un revenu universel. Il est illusoire, en effet, d’imaginer qu’un État offrirait à la fois des services publics gratuits de qualité à la hauteur des enjeux de société et un revenu universel ; sauf à limiter ce dernier à un montant si faible que les vertus dont on le pare (supprimer la pauvreté, notamment) s’évanouiraient. La gratuité des services publics équivaut à l’octroi d’un revenu puisque ce qui est financé collectivement n’a pas à l’être privément. Alors, garantie des services publics de haut niveau ou versement direct d’un revenu (qui favorise la croissance des services marchands privatifs), telle est l’alternative.

Privilégier la continuité

 

L’avenir de la sécurité du revenu doit se jouer sur un objectif central : assurer la continuité du revenu antérieur. Telle est la manière de protéger la sécurité économique des individus en permettant, en cas de perte ou de réduction du revenu professionnel, de maintenir le niveau de vie. Nos obligations financières sont généralement établies en fonction du revenu habituel. C’est pourquoi nos assurances sociales (assurance-emploi, RRQ, RQAP, etc.) sont fondées sur le principe de la proportionnalité des prestations au revenu antérieur. Le revenu universel ne peut jouer ce rôle, car il est forfaitaire et minimal.

Durant la crise actuelle, les pays qui ont davantage réduit la casse ont préservé cette continuité du revenu en maintenant le lien d’emploi par des subventions salariales (Canada ; France et Allemagne avec le chômage partiel ; etc.) ou en remplaçant le revenu antérieur par une bonne indemnisation du chômage (comme le Danemark). Si, au lieu de tergiverser, l’État canadien avait vitement appliqué ce principe, les salariés n’auraient pas vécu cette détresse que la prestation d’urgence a tardé à calmer. Il nous aurait fallu aussi une assurance chômage digne de ce nom, indemnisant au moins 75 % du salaire antérieur (au lieu de 55 %) — niveau justifié par la subvention salariale — et une couverture du travail autonome pour protéger l’ensemble des personnes en emploi.

Un revenu universel compromettrait aussi la revalorisation des salaires (dont le salaire minimum) ainsi que les efforts pour améliorer le statut des emplois atypiques. Quelle justification invoquer en effet pour hausser les salaires si un revenu universel est déjà assuré ? Le pouvoir de négociation des travailleurs et des syndicats serait laminé, et les employeurs auraient la légitimité de contracter leur masse salariale. L’équité salariale pâtirait de cette situation.

Le revenu universel devrait être élevé pour éviter ce ressac. Sauf que, plus ce serait le cas, plus son financement requerrait de sacrifier des mécanismes de sécurité économique essentiels (services publics et assurances sociales). On est loin ici d’une meilleure reconnaissance de la valeur du travail des femmes (domestique et en emploi), dont la nécessité est une autre leçon à tirer de cette crise. En cette ère de néolibéralisme, le revenu universel n’est qu’un semblant de réforme progressiste. Attention de ne pas nous laisser berner par ce miroir aux alouettes.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo