Les pièges du journalisme en temps de crise

«En temps de pandémie, il est facile de tomber dans le piège des comparaisons entre les chiffres, sans considération pour la manière dont ils sont produits», explique Anne-Marie Gingras.
Photo: iStock «En temps de pandémie, il est facile de tomber dans le piège des comparaisons entre les chiffres, sans considération pour la manière dont ils sont produits», explique Anne-Marie Gingras.

Depuis le début de la pandémie, les gouvernements ont modifié leurs méthodes de travail, et de nombreux citoyens, à commencer par les travailleurs de la santé, en ont fait autant. Et les journalistes ? Voici un regard rapide sur trois défis auxquels les médias sont confrontés en situation d’urgence : l’incertitude, le piège des comparaisons et la tentation de l’extrême.

L’incertitude en temps de crise affecte tout le monde. Les médias sont cependant confrontés à des écueils particuliers, car ils fonctionnent sur le mode des attentes et de la recherche de la vérité. Les questions normalement posées aux décideurs du genre « quand allez-vous prendre telle ou telle décision ? » ou « Pourquoi ne pas avoir pris telle décision il y a trois semaines ? », utilisées en temps normal, deviennent en situation d’urgence des questions naïves. Ce sont des coups d’épée dans l’eau qui surgissent à chaque conférence de presse et qui obligent les décideurs à répéter qu’on ne sait pas, qu’on n’exclut rien, qu’on réévaluera la situation en temps et lieu, qu’on ne connaît pas bien ce virus, que les hypothèses scientifiques sont nombreuses mais les certitudes, très rares.

Après sept semaines, on devrait savoir… qu’on ne sait pas ! La prise de décision en temps de crise se fait rapidement, avec des données partielles, et souvent des avis contradictoires émanant d’experts d’ici et d’ailleurs. Éric Montpetit (Le Devoir, 4 mai) et Yves Gingras (Le Devoir, 27 avril) ont bien expliqué les incertitudes liées à la prise de décision en période d’urgence. Ces incertitudes entraînent des risques, et nous obligent à faire des essais, des tentatives et des expériences.

En temps de pandémie, il est aussi facile de tomber dans le piège des comparaisons entre les chiffres, sans considération pour la manière dont ils sont produits. Selon quels choix détermine-t-on la cause du décès lorsque plus d’une est plausible ? Les décès sont-ils comptés en fonction du lieu où ils surviennent ou du lieu de résidence de la personne décédée ? Existe-t-il une procédure de validation et de révision des données (la Belgique en a une) ? On pourrait ajouter : quelle crédibilité accorde-t-on en temps normal aux statistiques d’un pays donné (la Chine ou la Russie, pour ne nommer qu’elles) ? Et que faire des nombreux facteurs qui entrent en jeu dans toute comparaison : début de la pandémie ici ou là, taille des pays et densité de la population, stratégies de dépistage, etc. ? C’est seulement avec le recul, avec des analyses de la surmortalité et avec des enquêtes transnationales de santé publique que l’on pourra y voir plus clair.

Comme m’a déjà dit un journaliste, le lead étire la nouvelle, et le titre étire le lead. C’est la tentation de l’extrême ou, pour le dire plus prosaïquement, la recherche de l’inédit, la volonté d’étonner… bref la recherche du scoop. Quand un décideur répond : « on n’exclut rien » et que la traduction journalistique se fait sur le mode de « le gouvernement songe à… », on a étiré la sauce. Peut-on extrapoler ainsi sans détourner le sens des propos de l’interviewé ? La tentation de l’extrême, c’est aussi renchérir sur des émotions déjà à fleur de peau. Par exemple, comme la situation est véritablement problématique dans certains CHSLD, les témoignages de bénévoles ne connaissant rien de la culture organisationnelle de ce milieu ne sont-ils pas des propos naïfs ? Leur valeur n’en est pas moins grande, mais leurs propos ne devraient-ils pas être contextualisés au lieu d’être mis en vedette pour faire mousser l’indignation ?

Tout comme la prise de décision en temps de crise exige des mécanismes spéciaux, plus rapides, plus agiles et aux résultats incertains, les pratiques journalistiques pourraient intégrer des méthodes de collecte de données et d’information mettant en évidence les incertitudes, expliquant et relativisant les risques et mettant en valeur le pluralisme scientifique. Les citoyens y gagneraient au change.

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