Devrais-je défier l’ordre de confinement pour accompagner mon père?

Finir sa vie dans une abjecte solitude soulève de nombreuses questions, comme en témoigne l'auteur.
Photo: iStock Finir sa vie dans une abjecte solitude soulève de nombreuses questions, comme en témoigne l'auteur.

Ce soir, j’ai reçu un appel de l’hôpital. Mon père, 75 ans, a pleuré tout l’après-midi et fait une crise d’angoisse. On m’a dit qu’il voulait voir sa femme. Mais sa femme — ma mère — est décédée d’un cancer depuis une dizaine d’années déjà.

Peut-être qu’il voulait la rejoindre. Peut-être que c’est compréhensible.

Mon père est coupé du monde à la Cité-de-la-Santé de Laval depuis presque deux semaines, à la suite d’une chute à sa résidence. En tout, cela fait cinq semaines qu’il n’a pas vu ses enfants. Il souffre de la maladie d’Alzheimer. Il n’entend plus bien, parle difficilement. L’étage de la résidence était déjà glauque, même au privé, même à ce prix. À l’hôpital, il est alité et ne marche plus. Il n’arrive plus à digérer ou à uriner normalement. J’imagine les plaies de lit. Il est gavé de médicaments pour « le garder calme ». Pas d’animation ou de programme d’activités. Pas de visiteurs admis. Les cadeaux passent la sécurité, pas l’affection. Demain je lui fais brancher la télévision. C’est seulement 7,50 $ par jour, payable à une entreprise ontarienne.

On le garde en vie. Mais au téléphone, le personnel me confirme que « c’est inhumain ».

Si au départ, j’étais à 100 % derrière notre premier ministre et, même si je crois toujours qu’il a bien géré la crise et qu’il a fait preuve de toute la prudence requise, depuis une semaine j’ai pour ainsi dire perdu la foi. J’ai honte. Je me sens lâche. Négligent. Indigne. Mon père a sacrifié davantage pour me donner une vie que moi pour l’en remercier. Je commence à penser qu’il est préférable de propager le virus que de laisser mon père conclure sa vie dans la plus abjecte solitude.

Mais je suis confus, moralement parlant.

 

D’une part, je me remémore les épisodes de la série Chernobyl, où on voit le pompier Vasily Ignatenko et sa brigade se rendre sur les lieux de l’accident pour tenter d’y contrôler l’effroyable incendie. Ni lui ni son équipe ne réalisent que le réacteur nucléaire est éventré et qu’ils s’exposent à des doses létales de radiation. Vasily a risqué sa vie pour faire son travail. Il a été courageux. Il est mort.

Plus loin dans la série, sa femme Lyudmila se rend à son chevet dans un hôpital de Moscou, bien que l’aile où sont hébergées les victimes de l’accident soit interdite aux visiteurs. Lyudmila s’expose aux radiations émises par le corps de son mari pour l’accompagner dans ses derniers moments, même si elle se sait enceinte. Elle a été courageuse. Son enfant est mort.

D’une part, donc, le courage, la vertu. Mais d’autre part, la vie.

Sauf que le risque de perdre la vie est-il bien réel ? Je n’en suis plus si sûr. Et si nous avions succombé au sensationnalisme, comme les créateurs de la série Chernobyl, d’ailleurs ? Car une personne exposée à des radiations ne devient pas elle-même radioactive. Les pompiers, y comprisIgnatenko, avaient été nettoyéset leurs vêtements retirés. Ils n’étaient pas radioactifs ou « contagieux ». La série est une fiction hollywoodienne.

Je ne dis pas que le virus est imaginaire ou qu’il ne tue personne. Le médecin chinois Li Wenliang en est mort, à 33 ans. Plus de 1000 Québécois en sont morts. Mais je regarde tout ce que nous risquons de tuer pour minimiser ce nombre.

Nous avons tué l’économie, tué la culture, tué l’éducation et même tué la logique, puisque le gouvernement me presse de me faire bénévole, mais il m’interdit de prendre soin de la personne que je suis le plus à même d’aider, là où le virus s’introduit de toute façon, via le personnel soignant et les autres patients. Nous tuerons des milliers, voire des millions d’étrangers dans les pays en voie de développement où le confinement compromet l’aide internationale, l’acheminement de nourriture et de médicaments. J’ai peur que nous tuions nos aînés en leur imposant une vie qu’ils nous implorent très bientôt de leur enlever. J’ai peur que nous devenions des « monstres moraux », prêts à tout pour sauver une vie.

Chaque vie est-elle absolument sacrée ? Ou est-ce la vertu qui est sacrée, quitte à y sacrifier une vie ? Chose certaine, nos ancêtresrisquaient leur vie comme nous n’osons plus le faire. Bêtement, peut-être. Sans bonnes raisons. Par folie. Ou était-ce par courage ? Pour mieux vivre ? Pour mieux mourir ? « Il vient qu’on ne sait plus », me glisse un collègue sur Facebook.

Plus tard cette nuit, je vais faire taire les pleurs de mon père pour mieux m’endormir. Et faire taire aussi la voix de ma conscience qui me crie à tue-tête : « Va à l’hôpital, va au chevet de ton père, déjoue les gardes, introduis-toi par infraction, défie la loi, c’est une loi injuste. Vas-y, sois courageux, fais ton devoir. Fais ce qu’un fils doit faire. »

Car j’ai peur.

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