Le départ discret de Claude Beauchamp

Claude est parti le 12 avril comme il est venu. En toute discrétion, comme sa réserve naturelle le lui dictait. Voilà pourquoi son départ subit de la présidence de TransContinental (TC) en 1990, où il avait contribué à relancer, avec Rémi Marcoux, le journal Les Affaires, a tant surpris. Au faîte de la renommée du journal, Claude quittait le siège gris-bleu à l’angle de Peel et René-Lévesque. « J’en avais assez. Je ne voyais plus ce que je pouvais y faire », confiait-il l’automne dernier. Rémi Marcoux ne s’en était guère étonné. Il lui avait demandé de s’engager pour dix ans. L’heure de tombée avait sonné. Entrepreneur de cœur, mais avant tout journaliste dans l’âme, Claude ne se voyait pas diriger un programme d’expansion au siège de Transcontinental.
Le destin de Claude évolua en osmose avec les marchés financiers québécois. Il nous quitte aujourd’hui, à 80 ans, au moment où le journal qu’il a remis au monde est à l’agonie. Ce qui fut jadis l’hebdo économique et financier le plus lu du Québec n’est plus que l’ombre de lui-même à 92 ans.
Il fit ses premières armes au Quartier latin. C’est l’époque des Laurent Lauzier de La Presse et des enveloppes grises adressées à Marcel Clément du Devoir pour faire publier un communiqué ou faire mousser une affaire. L’époque de la grande soumission du journalisme financier aux charmes d’une rue Saint-Jacques frémissante de courtiers et d’analystes à tous crins. Inscrit en droit, Claude rejoint Les Affaires à l’été 1963 pour en devenir le directeur de l’information l’été suivant. Avant de partir, il demande au propriétaire s’il veut vendre. « Non », lui répond Roger Levasseur, qui rêvait de léguer le journal à son fils, Jean-Paul. En rentrant chez lui, Claude dit à sa femme Céline : « Un jour, je rachèterai ce journal. »
La Révolution tranquille tambourine. Et Claude est recruté aux pages financières de La Presse en 1965 pour prêter main-forte à une équipe vacillante. Après un saut remarqué au bureau parlementaire de Québec, il revient à Montréal en 1972 pour relancer la section économie-finance du quotidien.
Le « Report on Business » du Globe et le Financial Post ne cessent de promouvoir leur abonnement auprès de la nouvelle classe montante québécoise. De son côté, le journal Les Affaires brinquebale jusqu’au jour où Jean-Paul Levasseur, le jeune propriétaire, peine à payer TC, son imprimeur. Rémi Marcoux reprend donc le journal en 1979, sans savoir ce qu’il peut en faire. La chance lui sourit quand Claude, devenu éditeur adjoint du Soleil, l’appelle de Québec en 1980. Les deux hommes ont presque le même âge. Claude a un projet de développement qu’il caresse depuis longtemps. Marcoux, enthousiasmé, lui offre 10 % du capital du journal à l’entrée avec l’option d’augmenter sa participation à 49 % si les objectifs de vente sont atteints. Bingo, le but est atteint avant terme, grâce au triumvirat formé avec Michel Lord, économiste et ex-collègue de La Presse, et Jean-Paul Gagné, venu lui aussi du Soleil.
En cinq ans, le tirage des Affaires atteint presque 100 000 exemplaires en voguant sur la remontée boursière et l’explosion des fameux régimes d’épargne-actions de Jacques Parizeau. C’est la naissance du Québec Inc. et l’amorce de la grande démutualisation des assureurs. C’est l’heure où Claude Béland veut transformer Desjardins en un groupe financier plus fort. Rémi Marcoux profite à son tour du tsunami pour inscrire TC à la Bourse en rachetant comptant la part de Claude. « La somme était élevée, mais le rendement était au rendez-vous », me dit Rémi Marcoux.
Une kyrielle de publications sont rachetées, dont la revue Commerce en 1982 et finalement le journal Finance en 1987. Claude abhorrait ce journal depuis son lancement en 1978. Coincé entre conflits d’intérêts et sensationnalisme, l’hebdomadaire pâtissait des multiples litiges en diffamation.
Peu après avoir quitté TC, Claude lance Capital-Actions sur les ondes de RDI de Radio-Canada, une émission quotidienne d’information économique et boursière dont il rêvait depuis longtemps. L’industrie financière québécoise est à son apogée. Avant que les banques ne se mettent à grignoter une après l’autre les sociétés de fiducie québécoises, mises à mal par un marché hypothécaire difficile, les courtiers, puis les sociétés de gestion de portefeuille.
Sans baisser les bras, Capital-Actions continue de battre le tambour de l’actualité.
Et voilà qu’en 1999, le premier étage de la Bourse de Montréal est cédé à sa rivale de Toronto. La liquidité n’était plus au rendez-vous. La Caisse de dépôt et placement devait passer par Toronto et New York pour exécuter ses ordres d’achat et de vente. Car peu de gestionnaires québécois avaient la taille suffisante pour échanger avec la « grande caisse ». La crise boursière de 2000 n’arrangea rien.
Il ne restait plus que la Bourse des produits dérivés comme fleuron, l’étage du haut, le plus rentable, qu’épaulait le système de compensation le plus avancé au pays. Mais les dérivés ne faisaient plus la une comme les actions jadis et servaient surtout les institutions de la Ville Reine.
Claude quitta les ondes en 2004, avant que la Bourse de dérivés, implantée pourtant jusqu’à Boston, ne soit à son tour vendue à Toronto en 2008. Ses principaux actionnaires, dont la Caisse de dépôt et la Banque Nationale, tenaient à réaliser un gain pour compenser les pertes causées par la débâcle des papiers commerciaux.
Aujourd’hui, Claude part devant une scène financière devenue famélique, laissant à Toronto le soin de nous informer sur Québec Inc. Même Claude n’aurait pu croire que plus d’un milliard en capital-épargne québécois pourrait migrer aujourd’hui chaque année hors des rives du Saint-Laurent vers le reste du pays, les États-Unis, l’Europe et l’Asie.
Correctif
Les précisions suivantes sont apportées après la mise en ligne : Claude Beauchamp n'était pas président de Transcontinental TC., il était président de Publications Les Affaires. Michel Lord n’a pas été associé au journal Les Affaires. Il a été éditeur de la Revue Commerce. TC est allée à la Bourse en 1985 et Claude Beauchamp a vendu ses actions des années plus tard.
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