Reconnaître l’importance sociale des soins

« Or, de tous les amis de la femme, je vous le déclare, les plus grands sont ceux qui prétendent que la femme est un ange : dire que la femme est un ange, c’est l’obliger, d’une façon sentimentale et admirative, à tous les devoirs, et se réserver, à soi, tous les droits ; c’est sous-entendre que sa spécialité est l’effacement, la résignation, le sacrifice ; c’est lui insinuer que la plus grande gloire, que le plus grand bonheur de la femme, c’est de s’immoler pour ceux qu’elle aime ; c’est faire comprendre qu’on lui fournira généreusement toutes les occasions d’exercer ses aptitudes. […]
« Devant cette longue énumération, je décline l’honneur d’être un ange. »
— Maria Deraismes, Ève dans l’humanité (1868)
En entendant le concert d’éloges qui pleuvent de nos jours sur nos « anges gardiens », je ne puis m’empêcher de penser à ces propos d’une féministe du XIXe siècle qui n’était pas dupe du pseudo-compliment. Certes, je reconnais le travail remarquable, mais souvent peu remarqué, et nécessaire de toutes ces personnes, majoritairement des femmes, qui prennent soin des autres, dans les établissements de santé et les commerces, sans bénéficier de la visibilité et encore moins de la reconnaissance de leur travail ou des protections nécessaires pour pouvoir continuer à l’accomplir sans mettre leur vie ou leur santé en danger. La pandémie de la COVID-19 a au moins eu le mérite de lever le voile sur leurs petits salaires et sur leurs grandes misères.
Elle nous a aussi montré que ce qui fait une société, ce ne sont pas seulement les institutions (tout à fait nécessaires) et encore moins l’échange économique, mais la multitude des liens que nous tissons, des gestes de bienveillance que nous posons et qui font de notre vie une vie véritablement humaine.
Et si nous profitions de cette période exceptionnelle pour réfléchir aux effets de nos choix de société antérieurs ? Car les bas salaires et la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur des soins aux personnes ne datent pas d’hier, et ce ne sont pas les relèvements salariaux temporaires pour éviter que ces personnels ne quittent leur emploi au profit de la prestation canadienne d’urgence qui vont permettre de résoudre les problèmes structurels que les décisions de nos dirigeants politiques des dernières décennies ont créés dans le domaine de la santé, des services publics et des services en général.
Si nous voulons éviter que la période post-COVID-19 ressemble comme deux gouttes d’eau à celle qui l’a précédée, à la manière dont la crise bancaire de 2008 a été suivie par du pareil au même, une fois les banques et les entreprises renflouées à grand renfort d’argent public, nous devons faire un bilan de ce qui nous a menés à la situation actuelle pour éviter de la reproduire.
Les problèmes structurels que rencontre notre système public de santé ne datent malheureusement pas de la réforme Barrette. Celle-ci s’est ajoutée à des décisions et à plusieurs réformes entreprises depuis quelques décennies afin de plier notre système de santé aux diktats de la nouvelle gestion publique. Pénurie de masques et d’autres matériels de protection pour les personnels soignants ? Un ancien ministre de la Santé vantait les mérites de la méthode Toyota du « just in time ».
Sans parler de la centralisation à outrance et d’un modèle hospitalocentrique et médicocentrique qui a conduit à un sous-investissement chronique dans les CHSLD, les soins à domicile, la prévention et la santé publique. Bilan : une surmortalité dans les CHSLD, qui ne peut s’expliquer que par l’âge, et des personnels soignants surexposés. On a eu beau vanter les mérites de l’interdisciplinarité en santé, seule la profession médicale a connu une revalorisation salariale importante, alors que les infirmières, les travailleuses sociales, les physiothérapeutes, les inhalothérapeutes, les infirmières auxiliaires, les préposées et autres employés se faisaient prescrire la pilule amère de la patience et du dévouement.
Dans le domaine des services, là encore nous vivons depuis quelques décennies à l’ère de la main-d’œuvre corvéable et jetable qui doit trop souvent jongler avec des horaires flexibles et extensibles à la limite du tolérable et de bas salaires qui ne permettent même pas d’échapper à la pauvreté. Les flux tendus produisent trop souvent des vies morcelées.
Nos « anges gardiens » en chair et en os ont besoin de se loger, de se nourrir, de se vêtir et tout simplement de mener une vie digne et épanouissante. Il est plus que temps qu’on reconnaisse leur contribution et qu’on leur en donne les moyens, y compris financiers. Le Québec a procédé à une première réévaluation des emplois principalement occupés par des femmes lors de l’adoption de la Loi sur l’équité salariale. Il est temps de terminer le travail en reconnaissant l’importance sociale du travail de soin et en ajustant en conséquence les salaires et les conditions de travail. Le retour à la normale ne peut être un retour au même.