Gestion de crise, tartelettes et hybridité médiatique

Le titre de directeur national de la santé publique en est un tout aussi officiel qu’important. Les responsabilités que l’on y associe sont capitales, bien qu’il s’agisse habituellement d’un rôle assez discret. Qui aurait donc pensé que son titulaire actuel deviendrait une véritable vedette populaire, enflammant le Web avec ses suggestions musicales et ses tartelettes portugaises ? Le tout, rappelons-le, en pleine urgence sanitaire, alors que le gouvernement du Québec adopte des mesures sans précédent pour restreindre la pandémie, et par le fait même la liberté des personnes.
Que doit-on comprendre de tout cela ? Le Dr Horacio Arruda outrepasse-t-il ses fonctions ? Si certains peuvent n’y voir que des sparages, il semble plutôt que nous assistions à une communication de gestion de crise bien de notre temps.
Nous vivons à une ère d’hybridité médiatique. Les « nouvelles » technologies côtoient les plus anciennes, comme la télévision ou ce journal que vous tenez entre vos mains. Cette cohabitation n’est pas seulement concurrentielle ; les logiques médiatiques peuvent aussi se complémenter, voire se renforcer. Un exemple ? Peut-être êtes-vous en train de lire ce texte sur une tablette parce que vous l’avez vu défiler sur Twitter. Cette hybridité entraîne évidemment des changements dans la manière d’émettre, mais aussi de recevoir la communication.
Dans Là, tout de suite ? La gestion de crise gouvernementale à l’ère de l’instantanéité médiatique (PUQ, 2019), la journaliste Véronique Prince et le politologue Thierry Giasson affirment que, « pour réussir sa communication de crise, le gouvernement doit non seulement comprendre, mais également maîtriser le fonctionnement de ce système ». Dans le contexte actuel, cette réussite revêt une importance particulière puisqu’il est question de sauver des vies.
C’est pourquoi, même si cela peut en faire sourciller certains, il est rassurant de voir le Dr Arruda se prêter au jeu de la vidéo en direct sur Instagram, avoir un t-shirt à son effigie, ou encore utiliser un langage coloré qui détonne avec le caractère solennel des conférences de presse quotidiennes.
En s’appropriant les moyens de communication numériques, ou encore en offrant du matériel propice à la reprise et à la viralité en ligne, le directeur national de la santé publique se donne autant d’occasions de marteler son message auprès de segments de la population difficilement joignables par les canaux traditionnels. Pensons ici aux jeunes, mais aussi aux personnes moins intéressées par la chose publique en général. Cela représente autant d’occasions de sauver des vies.
Le Dr Arruda, un mème Internet
Qui plus est, la personnalité du fonctionnaire contribue manifestement à sa popularité. La page « Horacio, notre héros », suivie actuellement par plus de 24 000 utilisateurs de Facebook, l’illustre parfaitement. Plus qu’une personnalité publique, le sous-ministre est devenu un mème Internet. Comme le souligne la professeure Limor Shifman dans Memes in Digital Culture (MIT Press, 2014), les mèmes sont des artefacts culturels reflétant les mentalités d’une société, mais pouvant aussi contribuer à la définition des valeurs et des normes sociales.
Horacio Arruda s’est donc inscrit dans la culture populaire. Cela traduit l’efficacité de son entreprise de communication, tout en contribuant à la renforcer. De ce fait, la gestion de crise gouvernementale, en plus de profiter d’une large couverture de presse, se (re)déploie aussi en ligne. Des internautes se l’approprient et la remanient à leurs façons, faisant circuler les messages de santé publique sous diverses formes, destinées à divers publics. En cette ère d’hybridité, le récepteur devient lui aussi un diffuseur potentiel. En temps de pandémie, tous les moyens sont bons pour faire passer le message.
Nouveau référent québécois ?
L’imaginaire québécois associe depuis plus de 20 ans une gestion de crise efficace à la performance du premier ministre Bouchard lors de la crise verglas. Inévitablement, ses successeurs ont tous été comparés à lui en de pareilles circonstances. Prince et Giasson avancent toutefois que « les acteurs politiques québécois ne maîtrisent pas encore l’art de communiquer dans un système médiatique hybride ». Volontairement ou non, le Dr Arruda pourrait bien contribuer à changer la donne.
En dépassant le cadre habituel et les contraintes d’une communication gouvernementale « classique », il multiplie la portée de ses propos. Bien qu’il soit encore trop tôt pour tirer des conclusions solides, il est toutefois permis de penser que l’actuelle gestion de crise gouvernementale pourrait marquer un tournant, s’inscrivant dans une logique hybride. Si cela se révèle exact, Horacio Arruda en sera un cas d’école.