Hommage au philosophe Mario Bunge

Illustration de Mario Bunge d'après Wikipedia
Illustration: Olivier Zuida Le Devoir Illustration de Mario Bunge d'après Wikipedia

La communauté universitaire québécoise perd en Mario Bunge l’un de ses plus éminents philosophes, décédé le 25 février dernier, à Montréal, sa ville d’adoption depuis 1966. Il y avait suivi sa seconde épouse, la mathématicienne Marta Cavallo Bunge, à qui l’Université McGill avait offert un poste et dont tous deux devinrent professeurs émérites.

Comme l’indique la une d’El País le jour de sa mort, Mario Bunge, qui a publié plus de 70 livres, était « un des scientifiques hispanophones les plus cités de l’histoire ». Son premier livre, Causalidad (1961), publié d’abord en anglais en 1959, fut probablement le premier ouvrage latino-américain régulièrement cité internationalement. Bunge allait devenir par la suite une inspiration pour des générations d’universitaires latino-américains.

Malgré sa renommée internationale, Bunge est resté pratiquement inconnu au Québec en dehors des spécialistes, malgré les Entretiens avec Mario Bunge de Laurent-Michel Vacher (1993) et la traduction de quelques ouvrages, dont Philosophie de la physique (1974) et Matérialisme et humanisme (2004). On le découvre en France et les Éditions Matériologiques traduisent actuellement plusieurs de ses ouvrages.

 

Né en 1919 en Argentine, Bunge obtint un doctorat en physique de l’Université de La Plata en 1952. Très actif politiquement à gauche, il fonda, entre autres, en 1938 l’Universidad Obrera Argentina, qui sera fermée en 1943 par le régime militaire. Ses activités militantes lui vaudront d’ailleurs un séjour en prison en 1951. Bunge fut réintégré à l’Université de Buenos Aires en 1952, mais les époux quittèrent définitivement l’Argentine en 1963 pour les États-Unis. Leur opposition à la guerre du Vietnam les encouragea à s’établir définitivement à Montréal.

Réalisme scientifique 

Les premiers travaux en philosophie de Bunge ont porté naturellement sur la physique, mais s’étendirent progressivement jusqu’aux sciences sociales. Contre les nombreuses thèses « relativistes » et « constructivistes », il a défendu une forme de « réalisme scientifique » basé sur la reconnaissance de l’existence du monde extérieur et la possibilité de le connaître par la raison et l’expérience. Bunge était aussi particulièrement sévère dans sa critique des conceptions philosophiques, qu’on regroupe sous le nom de « postmodernisme » et qui servirent selon lui à affaiblir les concepts d’objectivité et de vérité.

Bunge rejetait l’idée que la philosophie puisse se cantonner à l’étude de philosophes du passé. Elle devait plutôt viser directement la réalité et utiliser les méthodes des sciences formelles pour construire un système en accord avec la science de son temps. Ces principes guidèrent l’écriture des huit volumes de son Treatise on Basic Philosophy (1974-1989). Il fonda aussi en 1971 la Society for Exact Philosophy, qui est toujours active.

Mario Bunge était un critique implacable des « pseudosciences », comme les médecines alternatives ou la psychanalyse. De façon plus controversée, il rangeait aussi sous ce vocable la théorie des jeux en économie, dont les applications politiques n’avaient pour lui aucune valeur scientifique. Il était cependant un ardent défenseur de l’étude de la réalité sociale. Le leitmotiv de son oeuvre était la croyance, propre au socialisme du début du XXe siècle, qu’il y a un lien profond entre développement scientifique et progrès social.

Connu pour son franc-parler et sa rigueur, Bunge plaçait la curiosité au centre des vertus philosophiques dans Elogio de la curiosidad (1998), et il possédait une ironie mordante, dont on retrouve la trace par exemple dans son entrée sur le « Dasein » de Heidegger dans son Philosophical Dictionary (2003).

Mario Bunge a publié son autobiographie, récemment traduite en français (Entre deux mondes. Mémoires d’un philosophe-scientifique, 2016). Célébrant son centième anniversaire en septembre dernier, il confiait à El País : « Dans mon pays natal, je ne croyais pas atteindre les cent ans ou même dormir une nuit complète, car votre vie dépendait de la police […] nous savons que la longévité dépend du mode de vie, mais aussi de la chance. J’ai eu beaucoup chance. »

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