Écrire sans entraves

«Que [le] livre [de Vanessa Springora] ait été écrit plus de 30 ans après les actes répréhensibles importe peu; ce qui compte, c’est que justice soit rendue et que Gabriel Matzneff en paie le prix», estime l'auteure.
Photo: Martin Bureau Agence France-Presse «Que [le] livre [de Vanessa Springora] ait été écrit plus de 30 ans après les actes répréhensibles importe peu; ce qui compte, c’est que justice soit rendue et que Gabriel Matzneff en paie le prix», estime l'auteure.

L’écrivain Gabriel Matzneff a longtemps décrit ses relations sexuelles dans ses romans. Or, après plus de 30 ans, l’éditrice Vanessa Springora, victime de cet homme devenu octogénaire, décide de « prendre le chasseur à son piège, soit de l’enfermer dans un livre ». La vengeance est parfois un plat qui se couche sur papier. Et la tempête médiatique fait rage en ce moment, avec raison.

Mais voilà que je lis le texte de Christian Rioux dans Le Devoir, « Jouir sans entraves ». Écrire sans entraves, voilà bien le drame de ce chroniqueur. Il rappelle au lecteur qu’en 1977, plusieurs personnalités publiques (dont Roland Barthes, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir) ont signé une pétition défendant les relations sexuelles entre les enfants et les adultes. « Interdit d’interdire », proclamait-on haut et fort, car toute forme d’autorité morale devait être bannie à l’époque.

Là où la chronique dérape, à mon avis, c’est bien ici : « Dans ce contexte, la sexualité adolescente était jugée par essence libératrice et la famille, perçue comme l’institution oppressive par excellence. C’est alors que le privé est devenu politique et que la transgression (surtout sexuelle) est pratiquement apparue comme un impératif politique. Impératif qui subsiste d’ailleurs jusqu’à nos jours, comme le démontrent nombre de nos débats sur le “genre” et le radicalisme de certains militants LGBT. Or, comme chaque fois que l’on repousse toutes les limites et que l’on fait sauter tous les “tabous”, ce sont les plus vulnérables qui paient les pots cassés. En l’occurrence, ici, les plus jeunes. »

Le genre sexuel est encore perçu comme une « transgression », hélas. Le débat n’est politique qu’à partir du moment où des individus n’acceptent pas, ne tolèrent pas des personnes jugées différentes, considérées comme inacceptables. Tout devient politique quand les sphères privées ne sont pas respectées dans l’espace public. Or, le radicalisme ne se fait jamais sans heurts ; il vise à long terme l’acceptation de tout un chacun, afin que nous puissions mieux vivre ensemble.

Christian Rioux renchérit : « Depuis les années 1970, ces limites n’ont cessé d’être repoussées. En cette époque où la parole des ados est devenue sacrée, comme l’illustre la personnalité de l’année Greta Thunberg, il est de bon ton de se pâmer devant tous les désirs adolescents sans exception. Car il faudrait ajouter qu’à la destruction de l’autorité familiale a correspondu celle tout aussi dramatique de l’école. Après avoir “joui sans entraves”, on a cru à tort qu’il était aussi possible d’“éduquer sans entraves”. Tels furent les mots d’ordre d’une époque dont nous sommes encore très loin d’être sortis. »

Mais comment établir un lien causal avec notre époque, celle où des millions de citoyens à travers le monde s’engagent pour l’avenir de notre planète ? Cette mobilisation planétaire ne peut être simplement réduite à la figure de Greta Thunberg, à sa parole dite « sacrée ». Christian Rioux associe ce phénomène à une perte de l’autorité familiale, puis de celle de l’école. Comme si les adultes avaient perdu leurs privilèges d’être les seuls garants de l’ordre moral, comme si les enfants et les adolescents étaient au-dessus de tout.

Non, mais notre devoir est de les écouter, de les entendre, de les protéger surtout… La famille et l’école jouent encore ce rôle, et peut-être mieux que toutes les époques précédentes. Certes, beaucoup de chemin reste à faire, mais nous avançons. Le bon sens mène la plupart de nos actions ; nous trébuchons, mais nous nous relevons et aspirons à un monde meilleur.

Bref, je crois donc que Vanessa Springora devenue adulte doit être entendue, que les violences faites à son enfance sont profondes et durables, que ledit « consentement » est un leurre, que le corps d’un enfant, peu importe les revendications morales, est intouchable et inviolable. Que son livre ait été écrit plus de 30 ans après les actes répréhensibles importe peu ; ce qui compte, c’est que justice soit rendue et que Gabriel Matzneff en paie le prix. La morale sans entraves ni interdictions n’existe pas, et n’existera jamais.

La réponse du chroniqueur

 

S’il y a une leçon à tirer de la lecture du livre de Vanessa Springora, Le consentement (Grasset), c’est bien que sa famille ne l’a pas protégée. Son père absent n’a cessé de se défiler. Quant à sa mère, elle poussait la complicité jusqu’à inviter Gabriel Matzneff à dîner avec sa fille. Ce livre est un véritable réquisitoire contre des parents irresponsables qui, pour ne pas brimer la volonté de leur fille ou par simple démission, ont laissé faire. Il serait temps de le reconnaître, la destruction de la famille issue de la révolte des années soixante — qui est allée de pair avec l’interdiction d’interdire et la sacralisation de la parole adolescente — a eu un coût et ce sont les enfants qui l’ont payé la plupart du temps. Encore faut-il avoir le courage de regarder cette réalité en face et d’exercer notre droit d’inventaire.

Christian Rioux

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