De la société de l’ignorance à l’empire du savoir

Dans son texte du 2 décembre dernier (« De la société du savoir à l’empire de l’ignorance »), le philosophe Réjean Bergeron affirme, d’entrée de jeu et sans nuance, que « notre monde est […] confronté à la montée fulgurante de l’ignorance ». Ce qui, selon lui, contredirait l’optimisme des philosophes des Lumières qui disaisent « prévoir le recul inévitable » des bêtises humaines grâce à l’éducation. On aurait nourri le même optimisme lors de l’invention d’Internet.
Comment peut-on affirmer, en ce XXIe siècle, que l’ignorance humaine n’a pas reculé et que le savoir n’a pas avancé depuis le XVIIIe siècle ? Au contraire, le savoir et la connaissance scientifique progressent.
Les « fausses nouvelles », la « désinformation », les « pseudo-sciences » qui circulent sur Internet ne sauraient être attribuées d’emblée à l’ignorance et à la crédulité. C’est une utilisation d’Internet à mauvais escient. Rabelais dirait : « Science sans conscience… » Certes, il y a plusieurs formes de violence sur Internet. Mais on n’a jamais autant condamné cette dernière. De plus, ce n’est pas nécessairement le signe d’une augmentation du phénomène.
L’opinion publique, plus éclairée et conscientisée, a une sensibilité plus forte à l’égard d’un problème social qui jadis était banalisé. Par ailleurs, les spécialistes en informatique, les criminologues, la police et les politiques mettent en application les connaissances pour contrer la violence sur la Toile.
Contrairement à ce qu’affirme M. Bergeron, Internet nous donne aussi accès à des connaissances scientifiques, et pas seulement à ce qu’il décrit comme une « myriade d’informations brutes et disparates » dans laquelle l’internaute est incapable de séparer le « bon grain de l’ivraie ». Par exemple, M. Bergeron pense-t-il vraiment que les chercheurs, les professeurs, les étudiants et d’autres usagers, d’ici et d’ailleurs dans le monde, liés au Réseau d’informations scientifiques du Québec (RISQ), n’ont pas accès aux savoirs scientifiques ?
Internet donne accès au savoir non seulement dans les pays développés, mais aussi dans les pays en développement. La bibliothèque numérique « Les classiques des sciences sociales » de l’Université du Québec à Chicoutimi a ainsi permis aux chercheurs, aux professeurs et aux étudiants de l’Afrique francophone d’avoir facilement accès à des ouvrages et à des revues scientifiques qu’autrement ils n’auraient pu consulter.
« Il suffit, selon M. Bergeron, de discuter avec les gens pour se rendre compte que l’ignorance, à la manière d’une tache d’huile sur un papier buvard, prend de plus en plus d’expansion. » Et s’il en est ainsi, c’est parce que le système d’éducation du Québec affiche un « mépris à l’endroit des connaissances et de la science » et que, de surcroît, il « encourage ce mépris ». Mais c’est de ce système d’éducation, dans lequel « les fonctionnaires, les pédagogues et les techno-pédagogues de ce joli monde » ont réduit l’enseignement à des « informations, [des] contenus, [des] données numériques, [des] apprentissages et surtout [des] compétences », que sortent des pépites humaines en sciences pures et appliquées, en sciences humaines et sociales, en lettres et en arts, etc.
Contrairement à ce qu’affirme M. Bergeron, les études publiées sur le site de l’Observatoire jeunes et société de l’UQ montrent que les jeunes québécois, loin de « baisser la garde » et « d’être paresseux intellectuellement », sont bien informés et engagés dans les causes de l’heure (environnement). Celles des chaires de recherche en développement communautaire montrent que les collectivités locales sont des foyers d’innovations sociales (cuisines collectives, insertion de jeunes exclus, etc.) qui donnent des réponses aux problèmes sociaux auxquels elles font face.
Comment expliquer qu’on tienne un discours qui est contredit par les faits ? La vie de tous les jours véhicule une foule d’informations qui nous servent à expliquer le quotidien. Étant donné leur caractère implicite et leur fréquence élevée, ces explications deviennent évidentes parce que nous y sommes habitués. C’est ce qu’on appelle le sens commun, par rapport auquel il faut prendre une distance méthodique pour appréhender la réalité. Le paradoxe ici, c’est que M. Bergeron a fait ce qu’il reproche aux « ignorants » : il a pris le sens commun pour la réalité.
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