Une inquiétante désinvolture

Le projet de loi 21 sur la « laïcité de l’État » propose deux modifications substantielles à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. De plus, il prévoit que ses propres dispositions s’appliqueront malgré les garanties que la Charte offre aux libertés et droits fondamentaux, au droit à l’égalité, aux droits politiques et aux droits judiciaires des citoyens. L’adoption accélérée du projet de loi est évoquée à mots couverts par les responsables gouvernementaux. On peut se demander si le législateur est conscient de la gravité du geste qu’il poserait en modifiant de façon aussi désinvolte ce texte fondamental, quasi constitutionnel, dont l’adoption par un vote unanime des députés a précédé de sept ans celle de la Charte canadienne des droits et libertés.
Le point s’impose sur la pratique suivie quant aux modifications à la Charte québécoise depuis son adoption, en 1975.
La partie I de la Charte, qui énonce les droits et libertés, a été modifiée pas moins de 19 fois. Chacune de ces modifications a amélioré les garanties offertes par la Charte. Par exemple, il pouvait s’agir d’énoncer un droit nouveau (comme le droit à un environnement sain) ; d’ajouter un nouveau motif de discrimination (comme la grossesse ou, plus récemment, l’identité de genre) ; d’interdire un nouveau comportement discriminatoire (comme le harcèlement) ; ou bien de limiter la portée des exceptions permises. Variante : en 2005, l’article 41 a été reformulé pour que le droit de regard des parents sur l’éducation religieuse de leurs enfants ne comporte plus d’obligations pour le système public d’enseignement. Ce que certains virent comme la restriction d’un droit donnait suite, néanmoins, à une longue maturation, marquée d’abord par les recommandations d’un groupe d’experts, puis par l’avis favorable des instances publiques concernées et, enfin, par les audiences d’une commission parlementaire, d’où la nécessité de ladite modification avait fini par ressortir. Fait à noter, aucune des 19 modifications de fond à la Charte, incluant celle-là, ne fut adoptée sous la menace du bâillon.
L’autre élément à noter est la pratique du consensus qui préside aux modifications que le législateur apporte à la Charte depuis 1975. Pratiquement toutes les modifications furent adoptées après un vote nominal unanime ou encore à main levée, ce qui reflète l’accord des formations politiques représentées au Parlement. Seules 2 des 29 lois modifiant de quelque façon la Charte (incluant les aspects techniques) ont donné lieu à un vote sans dissidence : l’ajout, en 1977, du motif de discrimination « orientation sexuelle » et la reformulation, en 2005, de l’article 41, que nous venons d’évoquer. Chaque fois, le nombre de dissidences se limita à un ou deux députés — les formations politiques ayant, elles, donné leur appui aux modifications. En fait, aucune modification de substance n’a été apportée à la Charte qui ne donna suite à une problématique documentée, ainsi qu’à des demandes émanant de la société civile. En témoignent avec éloquence les larges mobilisations de la société civile auxquelles on assista lors des consultations parlementaires qui menèrent aux modifications substantielles apportées à la Charte en 1982, en 1989 ainsi qu’en 2005.
En évoquant l’adoption accélérée et non consensuelle d’un projet de loi modifiant un texte aussi important que la Charte québécoise, et qui au surplus déroge aux droits protégés par celle-ci, le gouvernement montre une inquiétante désinvolture face à un texte phare de la législation québécoise.