Y a-t-il crise dans le marché de l’art contemporain?

Le Devoir nous apprenait récemment la fermeture de la Galerie Trois Points. Sa directrice, Émilie Grandmont, évoquait un épuisement après quinze ans. L’article rappelait que plusieurs galeries d’art contemporain avaient fermé leurs portes depuis deux ans. Y a-t-il une crise dans le marché de l’art contemporain, alors que l’économie du Québec se porte bien ?
Quand j’ai débuté dans cette profession il y a trente ans, l’Association des galeries d’art contemporain du Québec (AGAC) avait réalisé une étude montrant que l’espérance de vie d’une galerie était de sept ans. Objectivement, la situation s’est donc améliorée puisque les galeries qui ont fermé récemment avaient toutes dépassé ce seuil fatidique.
Certes, l’espérance de vie des galeries augmente au Québec, mais la réussite financière semble toujours aussi précaire. Pourtant, chaque printemps après la foire Papier qui attire 25 000 visiteurs, l’AGAC publie un communiqué triomphaliste annonçant des ventes dépassant le million de dollars. Ce succès de trois jours qui est bien réel ne semble pas se répéter durant le reste de l’année.
Plusieurs raisons expliquent cette situation. Il est vrai que le budget d’acquisition des musées est famélique, que les entreprises privées ne constituent plus d’importantes collections comme auparavant. Par ailleurs, le public a modifié ses habitudes de consommation. Aujourd’hui, la culture se consomme lors de grands événements. C’est le syndrome de la « festivalite » qui explique en partie le succès de la foire Papier dont j’avais eu l’idée il y a dix ans alors que j’étais administrateur de l’AGAC. Mais ce public ne revient pas en galerie voir les expositions que nous organisons.
Ce phénomène n’est pas spécifique à Montréal. Auparavant à Paris, il y avait la FIAC, qui se tenait l’automne. Puis est apparue la foire Art Paris au printemps, foire à laquelle j’ai participé à quelques reprises. Sans compter les foires spécialisées, comme celles regroupant uniquement de la photo ou le dessin contemporain. La majorité des participants à ces foires sont des galeries locales. C’est maintenant le principal moyen pour elles de rejoindre leur clientèle.
Différents facteurs
D’autres facteurs expliquent la faiblesse du marché de l’art au Québec. Nos parents ou nos grands-parents étaient principalement des ouvriers ou des agriculteurs, milieux modestes où les arts visuels étaient absents. Par ailleurs, nous sommes la première génération largement scolarisée, un facteur déterminant dans le profil des acheteurs potentiels. Une majorité des visiteurs du Musée d’art contemporain ont un diplôme universitaire.
À Montréal, nous sommes passés depuis l’an 2000 d’une population essentiellement de locataires à une forte proportion de propriétaires. Il est vrai que nous ne payons plus de loyer ; nous payons maintenant une hypothèque ! En Europe, je connais plusieurs artistes dont la maison est dans la famille depuis plus de cent ans. C’est une autre perspective financière.
Il y a aussi des facteurs géographiques. Le Québec est un vaste territoire peu peuplé. Trois fois la France en superficie, mais dix fois moins d’habitants. Le client est donc rare. Par ailleurs, la proximité du formidable marché américain est un leurre. Il faut le même temps pour se rendre de Montréal à New York en voiture que pour traverser l’Atlantique en avion.
En comparaison, la ville de Salzbourg (150 000 habitants), en Autriche, pays de huit millions d’habitants comme le Québec, est située à 145 km de Munich, 380 km de Stuttgart, 460 km de Zurich et 575 km de Milan. Et la vitesse n’est pas limitée à 100 km/heure sur les autoroutes comme ici. Il a donc été possible pour mon collègue Mario Mauroner de bâtir la galerie Academia dans cette petite ville autrichienne et d’y présenter de grosses pointures de l’art contemporain, comme le sculpteur britannique Tony Cragg. Ce ne sont pas les quelques amateurs salzbourgeois qui ont fait prospérer cette galerie, mais plutôt la proximité des grandes villes européennes ceinturant l’Autriche. Dans notre réalité géographique, Montréal est à 545 km de Toronto et, entre les deux, il n’y a pas beaucoup d’âmes qui vivent.
Je suis triste de voir des jeunes comme Dominique Bouffard ou Émilie Grandmont et Jean-Michel Bourgeois jeter l’éponge après quinze années d’efforts. Les artistes ont besoin de jeunes marchands dévoués comme ils l’ont été pour diffuser leurs oeuvres. C’est vrai que le métier n’est pas facile, que nous sommes trop souvent au bord du gouffre financier.
En créant la foire Papier, l’AGAC a permis à plusieurs de ses membres de stabiliser leur flux de trésorerie. Après dix ans, il est temps maintenant de créer un autre événement qui pourrait avoir lieu à l’automne et qui nous permettrait ensemble de poursuivre le développement d’une clientèle locale assidue et d’éviter que d’autres jeunes marchands s’épuisent à la tâche et se découragent devant les maigres résultats financiers.