Les statues et le gros bon sens

Comme Odile Tremblay (« Si les statues pouvaient parler », Le Devoir, 23 août 2018), la controverse autour des monuments consacrés à John A. Macdonald m’agace. J’aime les statues. En visitant les villes du monde et de mon pays, je m’attarde autour de ces figures en bronze, en marbre, en ciment et en fer. Il s’agit pour moi d’un apprentissage de l’histoire. À l’étranger, je fais ainsi souvent la connaissance des personnages dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. […] Au Canada, j’apprécie les monuments représentant des figures que j’admire, comme le bronze de Lester Pearson à Ottawa par Danek Mozdzenski. Il est assis sur une chaise, revêtu pour toujours de son noeud papillon, les jambes croisées, évoquant un caractère patient, raisonnable et décontracté ; on remarque que les enfants y montent pour s’asseoir sur ses genoux. Devant ces monuments, je tente d’apprécier l’oeuvre afin de saisir à quel point elle est réussie. Incarne-t-elle l’esprit de celle ou de celui que l’on célèbre ? Rend-elle de façon juste les nuances du rôle et des contributions du sujet, qu’elles soient d’ordre politique, culturel, scientifique ou autre ?
Ces monuments servent de points de repère de notre mémoire collective. Ils nous enseignent qui nous sommes, puisqu’en connaissant les anciens qui ont marqué leurs époques nous sommes davantage en mesure de nous rendre compte du chemin parcouru. Il est vrai que les figures qui font objet d’éloge en sculpture ne font pas toujours l’unanimité. Néanmoins, il faut souligner qu’il existe déjà en effet une déontologie en matière de statuaire. Certains personnages dont l’importance historique ne fait aucun doute ne bénéficieront jamais d’un hommage statuaire. Il est inconcevable qu’Adolf Hitler ait un monument, à moins que ce soient les musées de l’Holocauste, dont l’objectif est d’honorer ses victimes et de faire un rappel à travers les temps des crimes dont il fut auteur, afin qu’ils ne se répètent jamais.
De la même manière, plus nuancée dans ce cas, le gouvernement socialiste de l’Espagne annonça récemment sa décision d’exhumer la dépouille de l’ex-dictateur Francisco Franco de sa place d’honneur dans l’église sculptée dans une montagne de la Valle de los Caídos. Après mûre réflexion et débat, on trouve inapproprié ce monument à un chef fasciste, construit par le travail ardu et forcé des prisonniers politiques après la guerre civile espagnole. Pourtant, il ne s’agit pas de le démolir ni d’effacer l’interprétation de l’histoire dont il témoigne pour aussi partielle qu’elle soit. On cherche plutôt à réduire l’envergure de l’hommage qu’il rend.
Les Espagnols semblent ainsi suivre l’exemple de la France, où l’on ne trouve qu’un nombre limité — et leur placement modeste — de statues de Napoléon Bonaparte et de Napoléon III. Et on n’en trouve aucune du maréchal Pétain.
Voilà des leçons pour nous dans la gestion de nos monuments et de notre mémoire. De Victoria à Montréal, les statues de John A. Macdonald déplaisent à certains. Malgré les erreurs dont on peut inculper Macdonald, soit d’avoir instauré le système des pensionnats autochtones jusqu’à ne pas être intervenu pour empêcher la pendaison de Louis Riel, il ne fait pas figure de criminel génocidaire comme Hitler, ni de fasciste éhonté comme Franco.
Un dialogue salutaire
Nous devons et pouvons reconnaître les coins sombres de notre histoire, mais sans effacer les personnages ni s’aveugler devant ceux qui dérangent. C’est plutôt en privilégiant des interprétations qui jettent une nouvelle lumière sur les événements tout en rendant hommage à des héros longtemps oubliés que l’on favorise un dialogue salutaire sur notre parcours historique. À titre d’exemple, l’ouverture récente en Saskatchewan d’une galerie d’art à l’honneur de Poundmaker, aussi connu sous le nom de Pîhtokahanapiwiyin, un chef cri lors de la rébellion de 1885, fait valoir les efforts de ce dernier pour en arriver à une solution pacifique au conflit avec le gouvernement canadien de l’époque. Cette nouvelle ouverture s’annonce lorsque le gouvernement fédéral d’aujourd’hui a exonéré Poundmaker de façon posthume de la trahison dont il avait été injustement reconnu coupable.
Les gestes tels que de déboulonner une statue ou de l’éclabousser avec de la peinture reflètent une lecture caricaturale de notre histoire, une histoire tout aussi complexe et contestée que notre présent. Le legs de John A. Macdonald demeure celui d’avoir dirigé le processus de la Confédération canadienne. Réduire ses réalisations à quelques décisions qui se sont révélées douteuses à la suite de leurs conséquences néfastes et donc insister pour que le personnage doive dorénavant être répudié et ses statues démantelées, voilà qui rappelle la censure et la propagande.
Ceux qui se livrent à un tel sophisme ne contribuent aucunement au sort des victimes des pensionnats autochtones. Ils devraient plutôt se mettre à la tâche de tenter de corriger les injustices dont souffrent encore les Premières Nations. Remarquons les femmes inuites sans abri qui circulent autour d’une autre statue, celle de Jean Cabot, dans l’ouest de Montréal. Que fait-on pour elles ? Ce n’est pas en fustigeant une statue d’un premier ministre mort depuis plus d’un siècle qu’on s’acquitte de nos propres responsabilités envers nos concitoyens encore vivants.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.