Paradoxe et impasse du discours sur la féminisation

En première page du Devoir du 20 septembre, Catherine Lalonde présentait deux livres de Suzanne Zaccour et Michaël Lessard qui ont pour objet de promouvoir la « féminisation du français » et de lutter contre son sexisme supposé. Cette accusation de sexisme lancée contre la langue passe à l’heure actuelle pour une évidence, et la féminisation du lexique ou de la grammaire se présente par conséquent comme une avancée significative dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes.
Il est toutefois aisé de montrer que cette entreprise s’appuie sur une prémisse qui est linguistiquement fausse, à savoir que genre linguistique et sexe devraient nécessairement coïncider — ce que cet article lui-même révèle d’ailleurs indirectement.
L’un des exemples que ces deux auteurs donnent en effet du caractère prétendument sexiste de la langue est le débat absurde qui eut lieu en 1920 au Canada afin de déterminer si le mot « personne » désignait également les femmes. Or, le mot en question étant du genre féminin, cet exemple laisse paradoxalement voir, apparemment à leur insu, que la thèse défendue par nos deux auteurs est fausse ; autrement dit, que le genre des mots qu’on utilise n’a pas grand-chose à voir avec le sexe des êtres qu’ils désignent, et donc que la féminisation n’est pas la voie royale qu’elle prétend être pour lutter, là où il existe, contre le sexisme ordinaire (pour mémoire, on pourra rappeler qu’à une époque relativement lointaine où ledit sexisme se portait plutôt bien, des rois et des cardinaux n’étaient pas gênés le moins du monde de porter les titres féminins de « majesté » ou d’« éminence »). Répétons-le : genre des mots et sexe sont deux réalités fort différentes ; le mot « personne » est là entre autres pour l’attester.
Dangereuse lubie
Cette incongruité argumentative n’est d’ailleurs pas la seule que l’on trouve dans ce plaidoyer pour la féminisation puisqu’on voit, à travers plusieurs graphies qui se veulent génériquement neutres que recensent et préconisent les auteurs — par exemple : étudiant.e.s ; étudiantEs ; ou encore étudiant(e)s —, transparaître, non pas la volonté de combattre le sexisme supposé de la langue, mais celle de l’inverser. Si on essaie en effet de lire les quelques exemples cités, il apparaît clairement qu’on est obligé de les prononcer les uns comme les autres étudiantes, et qu’il en résulte donc une nouvelle règle grammaticale qui fait tout simplement prévaloir dorénavant le féminin sur le masculin ; ce qui est d’ailleurs inévitable, puisqu’il n’y a en français que deux genres, et non pas trois comme en allemand, par exemple, où il existe un genre neutre. Qu’y gagnerait-on alors en ce qui concerne l’égalité entre les sexes ? On peut se le demander.
Ces deux éléments tendent donc à montrer que toute cette initiative en faveur de la féminisation n’est peut-être pas tant une entreprise linguistique qu’idéologique, ce que sembleraient prouver certains des audacieux néologismes proposés en sus par ces deux auteurs : « heureuxe, douxe, belleau »… dont on ne voit guère l’utilité, ni même le sens ! On observe là une dangereuse lubie (contre laquelle Orwell nous avait mis en garde), celle qui consiste à vouloir plier à ses désirs comme à ses visées utopiques une langue qui a tout intérêt, au contraire, à demeurer commune.
Sur ce plan linguistico-politique, le sommet de l’absurdité est atteint quand nos deux linguistes amateurs se risquent à réviser (c’est le terme employé dans le texte) un extrait du roman Les fous de Bassan d’Anne Hébert afin de le féminiser. Il vaut la peine de citer le début au moins de cette révision : « Toustes dehors en pleine nuit, arrachéEs au sommeil, interrogé-e-s, questionné(e) s, mis et mises debout, habillées, chaussé/e/s, lâché.e.s dans la campagne. » Pauvre Anne Hébert ! Toute féministe qu’elle était, elle doit bien se retourner dans sa tombe, car, qu’elle ait été et se soit dite auteur ou autrice, elle était avant tout poétesse et romancière, c’est-à-dire une artiste des mots. Tous ces néologismes abscons, ces points, ces barres obliques comme ces parenthèses sont quant à eux écriture d’idéologues patentés.
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