Illuminer les coeurs plutôt que le pont ?

Lorsque, l’an prochain, Montréal célébrera son 375e anniversaire, je fêterai, moi, mes 66 ans de citoyenneté montréalaise. Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve est arrivé à Montréal, le 17 mai 1642. Moi, 309 ans et 12 jours plus tard. On dit qu’il ne savait pas trop où il allait ni ce qui l’attendait. Moi non plus. Son voyage s’est fait aux frais du Trésor royal. Le mien, moi, le migrant, aux frais de l’Organisation internationale des réfugiés. Paul avait une mission : fonder Montréal. La mienne était de fonder une famille… Après avoir buriné et labouré ce lieu où j’ai choisi de vivre depuis plus d’un demi-siècle (et où, au sein de la Fondation Travail sans frontières, j’ai connu de près la misère des jeunes de la rue), j’ose m’attribuer le droit de venir mettre mon grain de sel avant que le temps des commémorations ne soit arrivé et que l’on s’écrie en choeur « Que la fête commence ! ».
À mon humble avis, pour qu’une fête soit réussie, il serait souhaitable que la majorité (et préférablement la totalité) des fêtards ait le coeur à ripailler. Mais comment accepter, sans être outré, qu’une partie de la population solennise dans la joie et l’allégresse alors qu’une autre manque cruellement de ressources pour s’offrir le strict minimum à sa survie ?
Comment ne pas trouver anormal que — sous le fallacieux prétexte que les commémorations du 375e doivent impérativement se dérouler dans un déploiement de pompe et de magnificence — l’on s’apprête à consacrer la colossale somme de 40 millions de dollars pour l’illumination d’un pont ?
Comment ignorer que…
Le nombre de personnes qui vivent dans la pauvreté à Montréal a grimpé de plus d’un tiers en 10 ans (INRS). À Montréal, 46,6 % des travailleurs sont pauvres (CEPE).
Chaque mois, 18 000 enfants de zéro à cinq ans reçoivent une aide alimentaire via les trois banques alimentaires du Grand Montréal, environ 10 % de plus qu’en 2013. À eux seuls, ils pourraient presque remplir le Centre Bell ! (Moisson Montréal)
Il est difficile de croire qu’on puisse être en situation d’insécurité alimentaire. Pourtant, c’est le cas de plus de 200 000 personnes dans le Grand Montréal. (Centraide du Grand Montréal)
« Des milliers d’enfants ne reçoivent pas les soins et l’accompagnement nécessaires pour leur permettre de grandir en santé. La moitié d’entre eux arrive à l’âge scolaire avec un sérieux retard dans leur développement global. Ce retard les suit, nuit à leur santé à l’âge adulte, et pire, se répercute d’une génération à l’autre. » (Fondation du Dr Julien)
L’Accueil Bonneau — situé tout près du pont qu’on se prépare à illuminer (et dont j’ai déjà eu l’honneur de présider la campagne de souscription), continue à servir jamais moins de… 800 repas par jour !
Lors de l’annonce de l’illumination du pont Jacques-Cartier, le maire Coderre a déclaré (sans rire !) : « Ce sera vert pour la Saint-Patrick ou multicolore pour la Fierté gaie. » On peut imaginer que le reste du temps le pont sera illuminé en brun, juste pour rappeler qu’une partie de la population vit toujours dans la merde et qu’elle aussi a droit à SA couleur !
Il paraît qu’avant de prendre cette décision, le comité organisateur aurait fait « une démarche consultative » auprès de 700 citoyens et organisé quelque 50 séances de brainstorming avec des centaines de créateurs et « d’institutions phares ». (Vous avez dit PHARES ? Ces lumières qui s’allument à l’arrière des véhicules lorsqu’on… recule ?)
Les principaux instigateurs du projet (qu’on serait tenté de qualifier d’« illuminés ») prédisent qu’une fois illuminé, le pont Jacques-Cartier fera « rayonner » notre ville à travers le monde ! (Sans améliorer pour autant la circulation). « Nous en ferons une attraction incontournable pour nos visiteurs et un symbole puissant pour la créativité montréalaise ! » (dixit le maire Coderre).
À défaut d’éradiquer totalement la pauvreté, cette somme aurait sûrement pu servir à améliorer la vie des Montréalais dans le besoin. Le rayonnement que l’on cherche à faire dégager de « la ville en fête » n’aurait-il pas été plus édifiant si Montréal devenait une ville exemplaire ? Une des rares villes au monde où il y aurait moins de désespérance, moins d’itinérance, moins de pauvreté qu’ailleurs et où tous les enfants seraient enfin capables de manger à leur faim ?
S’il reste encore des gens désireux de dépenser 40 millions de dollars pour l’illumination du pont, pourquoi n’organiseraient-ils pas une guignolée pour réaliser leur rêve ? Je préfère de beaucoup mon rêve à moi que le leur ! Je suis bien d’accord pour que la fête commence. Ce que je ne veux surtout pas, c’est que la pauvreté continue.