Piéton, cycliste: s’habituer au risque?

La semaine dernière, mon père a été heurté par une voiture pour une seconde fois. Heureusement, cette fois-ci sera la dernière, puisque son vélo sera définitivement « accroché ». Après des années de transport écolo (et après sa longue convalescence), sa résilience a été brisée, et il rejoindra malgré lui la horde d’automobilistes qui affluent dans la région de Valleyfield, en parfaite concomitance avec la construction de l’autoroute 30.
À ma grande surprise, il n’était pas aigri à l’égard de l’automobiliste qui l’a frappé et estimait qu’un facteur comme l’aveuglement du soleil avait nui à la conduite somme toute prudente de cette dernière. Pour ma part, l’indulgence fait défaut. En tant que cycliste n’ayant même pas de permis de conduire, j’essaie de concevoir comment il me serait possible d’envoyer un homme à l’hôpital avec une double fracture du bassin, à moins peut-être de me servir d’un bâton de baseball. Or, un automobiliste peut faire bien pire, sans avoir ni le zèle ni l’intention coupable d’un criminel. À vrai dire, s’il nous fallait réfléchir à la chaîne de responsabilité impliquée par la conduite automobile en contexte urbain, il faudrait bien reconnaître qu’en bout du compte, nous transcendons la responsabilité individuelle pour en arriver à la surexposition du danger, à la multiplication exponentielle des situations où cyclistes et piétons font face à dix mètres cubes de tôle en mouvement. Ceci devrait nous faire frissonner sur les travers de nos sociétés technoindustrielles avancées.
Dans ces circonstances, la question de la responsabilité individuelle est un peu comme l’arbre qui cache la forêt, et les campagnes de sensibilisation ne sont que des succédanés. Nos routes ne sont pas seulement aux prises avec de mauvais conducteurs, mais avec trop de conducteurs. Apprendre à mieux partager la route ? Mais celles-ci n’ont jamais été aussi accaparées par ces engins massifs qui laissent tout au plus deux mètres aux vélos. Les meilleures intentions, la prudence et la diligence de l’automobiliste et du cycliste sont des conditions nécessaires. Or, c’est insuffisant lorsque le parc automobile grandit de façon constante.
Le fait est qu’il faut cesser de réfléchir à l’échelle individuelle et poursuivre la réflexion sur la place de l’automobile dans la société. Le raisonnement est simple. Quelques piétons et quelques cyclistes nécessiteront peut-être la présence d’un panneau d’arrêt. Ajoutez-y quelques voitures et, dès lors, vous aurez besoin de plus de réglementation et de feux de circulation, toutes des mesures qui sont autant de limitations à la liberté de tous. Ces limitations sont maintenant omniprésentes, et ce, même dans les endroits rustiques, où nous sommes envahis par les VTT et bateaux à moteur. Au demeurant, l’automobiliste a une lecture tronquée de sa liberté, qu’il défend avec des concepts libéraux du XIXe siècle. Il se justifie d’exercer dix mètres cubes de liberté individuelle sans nuire à qui que ce soit, tandis que dans les faits, la nature même de ses activités suffit à rendre son environnement moins hospitalier, plus réglementé, plus opaque, plus coercitif et, enfin, à porter atteinte à la liberté de mouvement et à l’espace de sécurité des autres.
L’automobile est le legs moribond de l’urbanisme du milieu du XXe siècle. Toute nouvelle infrastructure la favorisant ne fait qu’alourdir le problème de l’agrandissement constant du parc automobile, qui sature inévitablement l’espace à sa disposition. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une mobilisation populaire en faveur des transports collectifs et d’une réappropriation de nos quartiers et de nos milieux de vie.