Humour, liberté d'expression et individualisme triomphant

Mike Ward
Photo: Sophie D'Ayron Festival Juste pour rire Mike Ward

Je considère l’humour comme une forme d’art à part entière, l’expression d’un savoir-faire qui est soumis, comme n’importe quelle autre forme d’art, à la critique. Ça signifie qu’on ne peut pas faire n’importe quoi pour être humoriste, c’est-à-dire pour être reconnu comme tel par la société. Ce n’est pas parce que je raconte bien des blagues (aussi drôles et géniales soient-elles) dans un souper de famille que cela fait de moi une humoriste. Il y a des règles à respecter et des critères à remplir si l’on veut acquérir la reconnaissance suffisante pour mériter un tel statut.

Être humoriste suppose donc, en partie, quelque chose qui soit de l’ordre du mérite : l’École de l’humour, l’écriture, la critique, la réécriture, le travail acharné, les spectacles, mais aussi — il faut l’admettre — de la chance ou ce que l’on pourrait appeler des circonstances favorables. Car si plusieurs bossent très durs, rien ne les assure pourtant qu’ils se rendront tous bel et bien à destination : parce que c’est un milieu saturé, parce que c’est difficile de se tailler une place et parce qu’encore faut-il se trouver au bon endroit au bon moment et faire quelques belles rencontres… Être humoriste suppose donc aussi qu’on soit parvenu à occuper une place privilégiée dans l’espace public.

Droits et responsabilités

 

Venons-en maintenant à la liberté d’expression qui s’exprime, justement, dans l’espace public. La liberté d’expression ne se soucie ni du mérite ni de la reconnaissance d’autrui puisqu’il s’agit d’un droit fondamental que possèdent de manière égale tous les citoyens.

Cela ne signifie pas pour autant qu’elle se passe de règles et de critères. Au contraire — et c’est bien ce qu’on observe à travers la saga judiciaire qui oppose Mike Ward à Jérémy Gabriel. La justice nous rappelle, en effet, que la liberté d’expression a ses limites et que le droit n’est pas synonyme d’un pouvoir absolu. C’est-à-dire que le droit ne peut pas servir d’excuse pour justifier tout et n’importe quoi. Il y a donc une question de discernement, de devoirs et de responsabilités qui accompagnent l’exercice de la liberté d’expression, faute de quoi on risque de se heurter à la liberté… de l’autre.

Au Québec, les règles entourant la liberté d’expression ne servent pas tant à la limiter qu’à limiter plutôt ceux qui voudraient abuser du pouvoir que leur confère un tel droit. Autrement dit, si tu n’es pas capable de faire un usage raisonnable et responsable du pouvoir que t’offrent tes droits, tu risques effectivement de devoir rendre des comptes à la justice. La raison étant fort simple : un individu qui abuse du pouvoir que lui confèrent ses droits crée un rapport de force conduisant nécessairement à un déséquilibre sur le plan de l’égalité — et donc de ce que l’on considère comme étant « juste ».

Pénurie de contenu

 

Or, le droit est — devrait être en tout cas — au service du juste et du bien. Pourtant, il semble que notre époque soit celle d’un individualisme triomphant où certains pensent, à tort, que les droits devraient être mis au service de leur ego… Mais qu’en est-il des devoirs et des responsabilités qui accompagnent ces mêmes droits ? On en parle peu et pourtant, ils sont indissociables. Que vaut mon droit à la liberté d’expression si je m’en sers pour m’acharner sur le handicap d’un gamin ? Que vaut mon droit d’avoir un enfant si je ne sais pas m’en occuper correctement ? Que vaut mon droit à la vie privée si je détourne des fonds publics ou si je cache une partie de ma fortune à l’étranger pour payer moins d’impôts ? Pas grand-chose. Le débat actuel autour de la liberté d’expression risque de devenir caduc si on ne se demande pas ce qu’on attend justement de cet espace de liberté et du droit qui le protège. Que voulons-nous en faire ? Que voulons-nous y dire ? Et enfin, quelle responsabilité avons-nous, chacun, dans ce lieu qui nous est commun ?

Personnellement, je n’aime pas particulièrement l’humour de Mike Ward. Pas plus d’ailleurs le genre d’humour qui cartonne actuellement au Québec : on manque de raffinement, on manque d’intelligence, on manque de contenu…

Bref, on manque à mon avis de belles occasions pour utiliser cet espace public qu’offre l’art pour s’exprimer, pour se révolter, pour tisser des liens, pour construire des mondes, pour transformer la réalité sociale et, en humour, pour ridiculiser ceux qui mériteraient réellement de l’être. Je pense également que lorsqu’on a accès à une plateforme privilégiée pour exprimer des idées — et j’inclus là-dedans les politiciens, les journalistes, les artistes, etc. —, on a le devoir et la responsabilité de l’utiliser à bon escient. Enfin, il y a la question de savoir ce que nous pouvons attendre de l’art et de l’humour dans une société comme la nôtre. Nous avons chez nous un paquet de gens brillants et inspirants qui devraient être entendus et que l’on n’entend pas parce qu’ils sont noyés dans le bruit ambiant des radios poubelles, des émissions de téléréalité et autres petits divertissements insignifiants.

À voir en vidéo