Muhammad Ali, l’écho d’une génération

Le vent de jeunesse soufflant sur l’Occident au cours des sixties s’accompagne d’une volonté de changement qui atteint même le monde sportif. Au fil de cette décennie mythique, quelques athlètes incarneront à leur façon cette nouvelle tendance, mais aucun autant que Muhammad Ali.

Imprévisible destin pour cet Afro-Américain né Cassius Clay, le 17 janvier 1942, dans une modeste famille du Kentucky. Celui-ci se distingue pourtant rapidement. Par ses succès bien sûr, dont sa médaille d’or olympique à Rome, en 1960. Mais aussi par son style peu orthodoxe dans l’arène, que raillent les puristes, ainsi que sa verve intarissable, rompant avec l’image traditionnelle de l’athlète nord-américain.

La singulière relation d’amour et de haine qui se développe à l’endroit de Clay atteint un sommet en février 1964. A posteriori, la conquête du titre contre Sonny Liston entrera dans l’histoire comme le début de la renaissance de la boxe. Convaincus de la supériorité de Liston, plusieurs pensent pourtant que la victoire de la Louisville Lip, empreinte de suspicion, ne fait qu’enfoncer un autre clou dans le cercueil de ce sport miné. Sentiment qui s’amplifie en 1965 lorsque la revanche victorieuse contre Liston se solde dans la pagaille.

Surtout, l’adhésion de Clay, devenu Muhammad Ali, à la Nation of Islam, donne au personnage une nouvelle dimension. Son association avec cette organisation controversée, au coeur d’une période de radicalisation du mouvement noir, entraîne le champion poids lourd sur le terrain glissant de la politique. Terrain dans lequel il s’enfonce davantage en refusant de joindre l’armée américaine — « I ain’t got no quarrel against them Vietcong ! » —, décision qui entraîne la perte de son titre et sa mise au ban de la boxe de 1967 à 1970.

Le cas Ali, martyr pour les uns, traître pour les autres, devient une cause célèbre divisant la société américaine à l’heure où le conflit au Vietnam enflamme les passions. Fait impensable dix ans auparavant : une figure de proue de la contestation politique est un athlète professionnel noir, peu scolarisé, portant un nom musulman, et dont le rayonnement s’étend sur l’ensemble du globe. Comme symbole des remuantes années 1960, on peut difficilement trouver mieux.

La saga d’Ali prend une tournure tout aussi inusitée avec son retour à la boxe en 1970. Moins aérien, plus vulnérable, l’ex-champion fait désormais appel à une résilience et à un courage que peu soupçonnaient. Pour ses fidèles, cette quête du titre, aux allures de croisade, atteint son apogée dans le décor insolite du stade de Kinshasa, au Zaïre, alors qu’il terrasse George Foreman le 30 octobre 1974.

Ce succès se double d’un autre, dans l’arène politique. Le triomphe d’Ali devant la Cour suprême, en 1971, l’évolution des mentalités et la fin du bourbier vietnamien tendent à valider ses positions de la décennie précédente. C’est par la grande porte que le paria de 1967 entre à la Maison-Blanche en décembre 1974, à l’invitation du républicain Gerald Ford.

Avec le temps, et la fin de sa carrière, une autre image d’Ali s’impose graduellement. Loin de la tourmente des années 1960, le souvenir du trublion provocateur qui a polarisé les Américains n’a plus la même résonance. Oubliés aussi les propos incendiaires tenus jadis à l’endroit des Blancs. S’il a toujours ses détracteurs, le Muhammad Ali affaibli par la maladie, allumant laborieusement la vasque olympique à Atlanta en 1996, apparaît maintenant comme un personnage consensuel, presque un héros folklorique.

Derrière cette perception réductrice se cache cependant un homme complexe, difficile à cerner. Icône des « libéraux », dans le sens états-unien du terme, célébré par les pacifistes du monde entier, ce critique de la guerre du Vietnam, émissaire de bonne entente auprès des grands de ce monde, s’est également fait fort de rappeler à plusieurs reprises son patriotisme. En 1980, il est un porte-parole de la politique de boycott olympique du président Jimmy Carter. La même année, peu après l’invasion soviétique en Afghanistan, il se dit même favorable à un « draft registration » aux États-Unis, précisant qu’il serait le premier à prendre les armes si son pays était menacé.

Difficile également de reconnaître le rebelle derrière l’appui qu’Ali, séduit par la proposition de Ronald Reagan de rétablir la prière dans les écoles, accorde au candidat républicain lors de la présidentielle de 1984, une fois le démocrate afro-américain Jesse Jackson écarté de la course.

Du rebelle au conservateur, de la grande gueule au musulman dévot, vivant ses derniers jours dans la sérénité, on a écrit et on écrira encore beaucoup sur cet homme d’exception, bourré de charme et de contradictions. Loin de se fixer, l’héritage qu’il nous laisse mérite d’être regardé avec un souci de vérité. Avant que la légende ne s’empare, au point de ne plus le reconnaître, de celui qui fut l’écho d’une génération.

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