Libre opinion - Je ne suis pas juste une «remplisseuse de trous»
Je suis journaliste indépendante. J’écris des articles que je vends aux médias à la pièce. Et je refuse d’être perçue comme une simple « remplisseuse de trous », entre deux publicités. Éditeur de magazines, dont Elle Québec, Coup de pouce, Les Affaires, A +, TC Media demande à ses collaborateurs de céder leurs droits d’auteur et de renoncer à leur droit moral sur toutes les plateformes qu’on connaît et celles que le monde moderne pourrait inventer, et ce, jusqu’à la fin des temps, sur toute la planète.
TC Media (et TVA Publications qui le fait depuis des années) me demande donc d’autoriser la reprise de mes articles dans tous les magazines de l’entreprise, sur toutes les plateformes, sans rémunération supplémentaire ; la modification du contenu de mon article sans mon consentement ; la vente de mon article comme publireportage à une entreprise qui payera le triple de mon tarif ; le retrait de mon nom comme auteur de l’article, repris en entier ou en partie.
Cela veut aussi dire que j’accepte de perdre la paternité et l’intégrité de mon article ; que les gens interviewés dans mes articles soient cités hors contexte ou même dans une publicité. Renoncer à mon droit moral comme journaliste, c’est comme vendre mon âme, mon intégrité, ma crédibilité. Et ma réputation de journaliste n’est justement pas à vendre.
Crédibilité de l’information
Le public est de plus en critique envers les journalistes… Qu’en sera-t-il de la crédibilité de l’information lorsque les citations de nos experts seront reprises hors contexte ? Comment réussirons-nous à faire notre travail ? Et les lecteurs, pourront-ils vraiment compter sur du contenu rigoureux et de qualité ? Parce que le site Internet de TC Media vante ses magazines comme du contenu « pertinent », ayant des « normes de contenus rigoureuses ». Mais le contrat démontre que ce même contenu n’est pas assez pertinent pour être respecté comme tel, comme de l’information qui vaut la peine d’être rémunérée à sa juste valeur.
En signant ce contrat, je ne pourrais pas plus toucher les redevances de Copibec, qui remet des centaines de milliers de dollars chaque année à des auteurs, dont les journalistes indépendants comme moi, pour des textes repris dans les établissements d’enseignement. Copibec ne remet pas les redevances aux entreprises de presse lorsqu’ils possèdent les droits d’auteur d’une oeuvre. Céder mes droits d’auteur me fait perdre concrètement des redevances auxquelles j’ai droit.
Saviez-vous qu’environ 85 % du contenu des magazines du Québec est produit par des journalistes indépendants ? Si les journalistes indépendants cèdent leurs droits d’auteur, ça signifie également que les mêmes textes seront repris partout. La diversité de l’information et sa qualité vont en souffrir. Non seulement ces contrats sont abusifs, mais ils pénalisent les journalistes de leur gagne-pain ET prennent les lecteurs pour des idiots.
Réponse de TC Media
TC Media a accordé deux entrevues pour se défendre de son nouveau contrat. Par ses porte-parole, l’entreprise affirme vouloir demeurer compétitive et leader de l’industrie. Pour ce faire, il lui faut plus de « flexibilité pour les oeuvres sur les multiples plateformes ». Elle s’engage, dans un même élan, à respecter ses collaborateurs ; mais ajoute que les oeuvres « appartenaient aux journalistes, mais que le paysage médiatique a tellement changé depuis 2009, […] il faut aller de l’avant ». Pourquoi vouloir dénuder les journalistes indépendants de leurs droits d’auteur et leur faire renoncer au droit moral de leurs oeuvres ? Pour obtenir de la flexibilité ? Les avocats pourraient être plus créatifs et élaborer des clauses contractuelles négociant une flexibilité du contenu sans exiger la cession complète des droits d’auteur.
De plus, on affirme ne pas vouloir utiliser les oeuvres dans les autres magazines du groupe ; respecter la signature des journalistes ; ne pas utiliser les articles pour la publicité. Que c’est principalement une question de « filet de sécurité » pour l’entreprise de demander tous ces droits. Les journalistes devraient renoncer à l’intégrité de leurs oeuvres, à des redevances qui leur permettent de continuer leur travail… pour une question de « filet de sécurité » ?
Comment croire une entreprise qui dit avoir du contenu pertinent et rigoureux… et qui s’annonce comme une « entreprise d’activation marketing » ? Un conglomérat qui, comme tout le marché de la pige journalistique au Québec, n’a pas indexé ses tarifs depuis les vingt dernières années alors que les tarifs publicitaires ont grimpé en flèche ? Un fleuron de l’économie québécoise qui regarde les tendances des boîtes de communications et impose un contrat de collaboration sans possibilité d’amendement plutôt que de travailler avec ses collaborateurs pour offrir du contenu créatif multiplateforme ? Pourquoi ne pas travailler ensemble plutôt que de vouloir demander tous les droits alors qu’ils ne s’en serviront pas ?
Pour les entreprises de presse, ne pas posséder les droits complets constitue une perte minime, mais pour un travailleur autonome qui vit de sa plume, pièce par pièce, chacune d’entre elles compte beaucoup… […]
Maka Kotto, ministre de la Culture et des Communications, il est grand temps de montrer que le Québec respecte le travail des journalistes indépendants, ceux qui produisent la très grande majorité du contenu des magazines du Québec. Il est grand temps que le Québec reconnaisse qu’une information de qualité, diversifiée et rigoureuse est gage d’une saine démocratie.
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Mariève Paradis - Journaliste indépendante depuis sept ans et vice-présidente de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ)
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