Libre opinion - Le Canada abandonne-t-il ses artistes?

Dans l'édition des samedi 23 et dimanche 24 octobre 2010, le cahier Culture du Devoir nous apprenait que le Musée des beaux-arts du Canada avait commandé une sculpture monumentale au jeune sculpteur américain Roxy Paine. Haute de cent pieds, cette œuvre, écrit-on, «perce le ciel de la capitale nationale». La nouvelle peut paraître banale, et pourtant, elle vient confirmer une fois de plus que le musée d'État le plus prestigieux au Canada préfère de façon incompréhensible associer son image à des œuvres d'artistes américains.

Il ne s'agit pas ici de critiquer la volonté du Musée de collectionner l'art étranger ni la qualité des oeuvres acquises, mais de remettre en question cette apparente nécessité de se mettre à plat ventre devant l'hégémonie américaine et d'afficher, du coup, un inqualifiable mépris pour l'art canadien.

À l'ouverture des actuelles installations du Musée en 1988, plusieurs ont été étonnés de constater que la grande majorité des salles réservées à l'art contemporain étaient occupées par de grandes installations d'artistes américains, alors que les oeuvres canadiennes y tenaient une place restreinte et temporaire. Ces oeuvres installées en permanence demeurent aujourd'hui, pour le visiteur, la référence à l'art contemporain. Elles avaient été acquises dans les années 1960 après que la directrice, Jean Sutherland Boggs, eut levé l'interdiction d'acquérir de l'art contemporain américain.

Puis, sous le règne du directeur Pierre Théberge, le Musée fait l'acquisition en 2005 d'une sculpture monumentale de Louise Bourgeois, sculpteure américaine de grande réputation, pour habiter le parvis d'accueil du MBAC. Le Musée a fait de cette sculpture une oeuvre phare, sorte d'étendard pour l'institution et dont l'image sur le Web sert d'accueil, d'invitation plutôt étonnante à vivre l'expérience canadienne de l'art.

Et voilà que le nouveau directeur, Marc Maillé, emboîte le pas avec cette commande à Roxy Paine, qui vient renforcer le sentiment que les productions canadiennes ne semblent pas à la hauteur des standards de visibilité de ce musée.

Solution facile


Je m'étonne que personne ne se trouble à l'idée que l'image de la culture canadienne doive être prise en charge par des oeuvres d'artistes américains. On aimerait comprendre. On peut pourtant lire sur la page d'accueil du Musée: «Le Musée des beaux-arts du Canada s'efforce d'éveiller chez les Canadiens et les Canadiennes un sentiment de fierté à l'égard du riche patrimoine artistique du pays.» Ce mandat, a priori le plus important pour un musée d'État, est ici complètement négligé. Je crois qu'on ne pourra pas trouver ailleurs qu'au Canada une situation aussi aberrante et risible pour la communauté artistique.

En 1967, Greg Curnoe, artiste ontarien, posait une question qui me semble toujours d'actualité: «La culture qui est la mienne peut-elle survivre à la destruction constante de ses parties en faveur d'une culture (américaine ou britannique) "supérieure", ou bien est-ce là ce qui constitue ma culture?»

Nous comprenons tous ce besoin des musées de se positionner, de rechercher une place parmi l'élite internationale des musées, mais je ne crois pas qu'il soit nécessaire de le faire au détriment de sa propre culture. Cette manière de se faire valoir à travers les productions étrangères vedettes est une solution facile qui ne fait honneur à personne.

Ce qui était bon dans les années 1960 pour s'ouvrir à la culture internationale me semble aujourd'hui complètement dépassé. Nous vivons à l'ère des communications instantanées, les mouvements artistiques sont disparus, l'art est géré par des marchés agressifs et, on le voit, un positionnement solide sur la scène internationale ne peut s'obtenir que par la construction d'un dynamisme de terrain fondé sur l'imaginaire et l'énergie de la collectivité, qui seule donne un sens à cette activité et engendre la grandeur de ses oeuvres.

La politique de l'accueil à sens unique pratiquée par le MBAC est dégradante pour les artistes canadiens et pour la société en général, malheureusement trop peu sensibilisée à la question pour réagir. La politique d'accueil à sens unique exclut d'office les artistes canadiens de l'engouement actuel pour une mondialisation de l'art.

S'expatrier pour être digne de mention

Si la sculpture de Roxy Paine se retrouve à Ottawa, c'est parce que le Musée d'art moderne et le Whitney Museum de New York ainsi que le Musée d'art moderne de San Francisco ont fourni à l'artiste les appuis nécessaires pour soutenir cette production d'oeuvres d'envergure. Cette oeuvre intitulée Ligne de cent pieds n'existerait pas dans les jardins du Musée des beaux-arts du Canada si Roxy Paine était Canadien.

Voilà la tragédie. Nous continuons à vivre avec la très, très vieille idée qui a toujours entouré l'exercice de l'art ici et qui consiste à croire que l'art intéressant vient d'ailleurs et que nos artistes, pour être dignes de mention, doivent s'expatrier et avoir une adresse à Brooklyn ou Berlin. Ces temps-là devraient pourtant être révolus: ils ne correspondent plus à notre réalité sociale et artistique. Nous sommes sortis de la logique du rattrapage, nous articulons un art qui nous appartient, nous devons tous participer à son émancipation.

Quand verrons-nous nos musées se tenir debout? Il faut comprendre que si les musées d'ici ne commandent pas d'oeuvres importantes à leurs artistes, aucun autre pays ne le fera. Si nos artistes ne sont pas appuyés au pays, ils ne le seront pas ailleurs, même si on finit toujours par trouver un cas exceptionnel où ça s'est passé.

Les musées ont une grande responsabilité quant à la vitalité de notre art et à l'exportation de leurs artistes. Les musées sont une vitrine internationale qu'ils devraient offrir en premier lieu à leurs artistes, en prenant leur défense haut et fort et sans gêne. Ce n'est qu'à cette condition que notre art pourra montrer sa consistance et que la société commencera à s'y intéresser et comprendra l'importance de s'y investir.

Cette attitude du MBAC montre un triste visage de la culture canadienne, comme un pays qui abandonne ses artistes en ne les appuyant pas au-delà des subventions.

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Gilles Mihalcean, Sculpteur

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