Libre opinion - Chronique d'un père indigné
«Plus qu'hier et moins que demain», tel est le baromètre de mon indignation. Hier, c'était il y a plus de 20 ans, quand j'ai commencé à apprendre à vivre avec la schizophrénie de deux de mes enfants. Comme tous les parents aux prises avec les problèmes psychiques de l'un des leurs, j'ai couru à hue et à dia comme un cheval fou, j'ai frappé à cent portes pour comprendre et obtenir de l'aide, j'ai pleuré et lutté, mais je n'ai pas eu le temps de m'indigner.
En fait, j'étais convaincu que, puisqu'il s'agissait d'une maladie grave et chronique, mes enfants auraient droit à des soins complets comme le veut la loi, à une aide soutenue de l'État... à condition, bien sûr, qu'avec eux je me débatte un peu, beaucoup, passionnément. Ce que j'ai fait, pour de minces résultats, beaucoup de déception et une indignation croissante.Moins que demain, parce que je crains que notre société ait beaucoup de mal à prendre un peu de distance par rapport à ses propres bobos de population vieillissante, mieux nantie et narcissique pour forcer le ministère de la Santé à libérer les soins psychiatriques des chaînes avec lesquelles il les a enferrés, et ce, de deux façons: en réduisant la maladie mentale à un strict problème biochimique, donc en enlevant «la parole qui guérit» de l'arsenal de la psychiatrie; puis en limitant le soutien psychosocial à une portion tellement congrue des soins en «santé mentale» que seul un très faible pourcentage des malades y a accès.
Je ne peux me référer ici qu'à mon parcours personnel, épineux mais engagé. La situation dans laquelle sont actuellement placées les personnes atteintes de troubles psychiques sévères et persistants constitue une grave atteinte à la dignité humaine. L'abcès est pourtant crevé: c'est par centaines que des personnes aux prises avec une maladie mentale non soignée vivent dans la rue en 2011. C'est par milliers que d'autres, partout sur le territoire, sont laissées à elles-mêmes et à leurs familles, isolées et incapables d'avoir accès à un lieu et à des outils de valorisation et de réhabilitation. Mes enfants sont du nombre.
Individuellement, cette atteinte à leur dignité prend deux formes principales: l'étiquette de prestataire de l'aide sociale et cette paralysie causée par le refus des autorités à mettre en place des lieux de valorisation par le travail adapté, entre autres. Le problème est social et politique. Le montant de la prestation n'est pas en cause, j'en ai la preuve chez mes jumeaux: ils sont pauvres évidemment, mais l'un est bien logé (HLM), se tire d'affaire sur le plan matériel et n'a pas de dettes; l'autre fume, est un joueur compulsif, vit en chambre et côtoie l'itinérance régulièrement. En fait, ils n'ont aucun avenir à cause de leur maladie.
En vérité, je ne prétends aucunement circonscrire tous les cas avec ce seul exemple, mais mon engagement dans un groupe communautaire a validé mes constats en même temps qu'il m'a permis de mesurer l'étendue du fossé qui nous sépare de soins adéquats en «santé mentale». Rien pour réduire mon indignation.
En 1993, nous déménageons en Gaspésie. Le milieu communautaire m'a vite mis en contact avec plusieurs personnes atteintes, si bien que j'ai fait le projet, à titre de membre de l'Association de parents et amis de la Gaspésie, d'offrir l'écriture thérapeutique comme outil psychosocial sur le modèle des revues Mentalité et L'Itinéraire à Montréal. Cette initiative porte ombrage à la directrice d'alors, qui boycottera ouvertement le projet durant les quatre années qu'il a duré. D'autres obstacles ont aussi jonché notre route. [...]
Invisibles et méconnues, de multiples chaînes ligotent le système. À croire que plus personne ne veut se souvenir de cette phrase prophétique du neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans Les Vilains Petits Canards: «Quand les décideurs sociaux accepteront de disposer simplement autour des mal partis quelques lieux de création, de parole et d'apprentissages sociaux, on sera surpris de voir qu'un grand nombre de blessés parviendront à métamorphoser leurs souffrances pour en faire une oeuvre humaine malgré tout.»
Rien de mal à causer pour la cause, encore faut-il que les services existent. Encore faut-il que quelqu'un de l'intérieur porte le dossier sur la place publique comme au temps de la «désins». Pourquoi les associations de parents et amis et leur fédération ne le font-elles pas? Pourquoi les associations professionnelles de soignants, toutes disciplines confondues, ne sortent-elles pas de leur chasse gardée et de leur mutisme?
Certes, de petits miracles, il en existe, trop peu hélas. Regardez autour de vous et, comme moi, vous constaterez qu'un grand nombre de personnes souffrant de troubles psychiques persistants, de même que leurs familles, sont abandonnées par notre système de santé. Une mère, un père ne peuvent voir s'étioler et parfois s'envoler la vie de leurs enfants sans crier au secours.