Libre opinion - La récupération d'un grand personnage

Michel Chartrand nous a quittés. Sa mort m'a profondément attristé. Je l'aimais et je le respectais beaucoup, mais pas spécialement pour son style flamboyant, pas pour sa verve inégalable ni pour son front de boeuf. Je l'aimais, je l'aime encore, pour les valeurs authentiques qu'il a toujours défendues passionnément, avec une fidélité et un courage qui sont devenus des vertus rarissimes.

D'autres que moi l'ont mieux connu et ont fait mieux que moi son éloge. Pour ma part, c'est plutôt la critique du personnage qui me semble mériter un peu d'attention. Parce qu'à l'avant-scène, ce qui a été présenté, ce n'est pas toujours le militant courageux, le Don Quichotte de la guerre contre le mépris des riches et contre la misère et l'indignité imposées aux pauvres. C'est plutôt trop souvent un personnage public dont les médias ont voulu faire un amuseur public. À l'instar de Pierre Falardeau et de Léo-Paul Lauzon.

Accuser ainsi «les médias» de falsification de personnage, ça pourrait facilement être compris comme une remise en question du pouvoir médiatique et des intérêts que les artisans des médias sont généralement obligés de défendre ou de ménager pour que les chèques de paie continuent d'être versés. C'est bien ce que je veux dire, mais ce n'est pas tout. Ce qu'on appelle «les médias», ce n'est pas seulement une liste de journaux, de magazines, de sites Internet et de stations de radio et de télévision.

C'est une société composée de diffuseurs et de consommateurs d'information, c'est notre société, avec ses codes culturels élaborés dans l'interaction. Alors, évidemment, «les médias» québécois, c'est vous et moi, ce sont les usagers tout autant que les vendeurs d'images ou de sons. Quant à la proportion des responsabilités entre la poule et ses oeufs, j'ai bien ma petite idée, mais aucune méthode rigoureuse pour la quantifier.

Michel Chartrand a eu une longue carrière et une longue vie de militant. Ce qu'il a accompli, les causes qu'il a défendues dans la vie réelle, c'est une chose. L'image du personnage construite et entretenue dans les médias en est une autre. Et à mon avis, il en fut de même pour le cinéaste Pierre Falardeau, et il en est toujours de même pour le spécialiste des finances Léo-Paul Lauzon, qui est aussi une sorte de fils spirituel de Michel Chartrand.

Ces trois personnages sont des militants qui ont toujours, avec fougue, tout fait pour faire bouger les choses, mais ils ont été forcés de se plier aux règles du jeu afin de trouver des échos à leur action sur la scène médiatique québécoise. Dans notre société du consensus absolu, les idées de gauche sont tolérées, mais il semble bien qu'avant d'être transmises au vaste public, elles doivent passer par le filtre des grands médias qui les transforment en une sorte de divertissement pour grand public.

Qui d'autre que ces trois grands hommes engagés peut véhiculer une conception de la société qui ne soit pas totalement assujettie au dogme dominant de la richesse à créer ou des compagnies à dorloter pour qu'elles restent chez nous? En réalité, il y en a une multitude, mais de ce nombre, aucun qui a la chance de voir ses idées répercutées dans les grands médias. Bien sûr, il y a Amir Kahdir et Françoise David, qui font un travail magnifique et qui, de surcroît, refusent d'insérer des tabarnak dans leurs phrases, ainsi que le leur suggérait le chroniqueur de La Presse Pierre Foglia. Et qui d'autre a la faveur des faiseurs d'images à Radio-Canada ou dans les colonnes de La Presse? Je n'en vois pas beaucoup.

Au moment où le très impopulaire budget «révolutionnaire» de Jean Charest le fait culminer à un taux d'insatisfaction inégalé de 77 %, selon le dernier sondage du Devoir (12 avril 2010), où s'en vont les intentions de vote? Pas à l'opposition officielle du PQ qui plafonne, et pour cause, mais un peu partout; à l'ADQ (10 %), à Québec solidaire (9 %) et au Parti vert (8 %). J'avoue que, pour moi, il y a quelque chose d'hallucinant et de profondément déprimant dans le fait de voir que le parti Québec solidaire ne profite pas plus de ce contexte que le Parti vert ou l'ADQ. Et j'en tiens pour principale responsable cette culture médiatique québécoise qui étouffe toute expression des idées qui s'écartent du consensus de la majorité dominante, à moins que ces idées ne puissent être travesties en divertissements.

Cela dit, je conserve une profonde tendresse et un immense respect pour Michel Chartrand et je reste persuadé qu'il nous a beaucoup fait avancer. Malgré la récupération dont son personnage public a été l'objet dans les grands médias, il a aussi passé bien plus de temps à communiquer avec de vraies personnes dans des écoles, des cégeps, des salles paroissiales, des coins de rues ou de petites cuisines. Ses idéaux, tout comme ceux de millions d'autres Québécois, auraient encore bien mieux servi le bien commun s'ils avaient pu être véhiculés sous leur vrai jour dans les grands médias aussi.

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Denis Blondin - Québec

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