Le sida, un terroriste de l'exclusion
Il y a presque 25 ans aujourd'hui que nous informons la population, faisons de la prévention et soignons les personnes atteintes du VIH (virus de l'immuno-déficience humaine), plus communément connu sous le nom de virus du sida. Malheureusement, il y a presque 25 ans aussi que cette maladie progresse et ne fait pas vraiment partie des priorités de nos gouvernements.
Il est vrai que des millions de dollars ont été investis, à gauche et à droite, pour tel programme ou telle campagne. Mais si nous faisions collectivement fausse route dans ce combat? Peut-être ne voulons-nous pas vraiment comprendre comment chacun de nous peut combattre ce fléau. Il n'est pas question ici de blâmer qui que ce soit: beaucoup a déjà été fait. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut en faire plus. Il serait peut-être temps de s'attaquer à une des racines du mal.Il m'apparaît important de distinguer la pandémie qui s'étend sur des continents comme l'Afrique et la progression de la maladie dans nos sociétés modernes. Si la première est la conséquence d'une problématique bien plus grande — pauvreté, sous-développement, guerres, insalubrité, etc. —, la seconde est tributaire de causes très spécifiques à nos valeurs: l'exclusion et la marginalité!
Déjà des victimes
Le VIH continue de susciter des préjugés tenaces et les personnes atteintes font l'objet de discrimination de la part d'une grande partie de la société. Nous devons contrer non seulement les préjugés sur le sida mais aussi les préjugés et le rejet qui frappent les personnes atteintes de ce virus.
La plupart des personnes qui ont été atteintes par le virus étaient déjà au départ des victimes de notre société. Ce sont, entre autres, les homosexuels, les itinérants et les toxicomanes, ces êtres humains qu'on a exclus, qu'on a marginalisés.
Vivant péniblement l'exclusion et plongés dans la marginalité, ces personnes subissent une baisse de l'estime de soi et deviennent plus vulnérables. Pourquoi? Parce que le risque fait partie de la vie de tous les jours de la personne qui n'a plus rien à perdre. Risque de manquer d'amour, risque d'être rejeté, risque d'être agressé, risque de manquer d'argent, risque de manquer de drogue, risque d'être jeté à la rue. Dans cette optique, le risque d'attraper le sida n'apparaît pas si dramatique aux yeux de ces personnes. C'est pourquoi l'information seule ne peut pas faire tout le travail. Il faut agir à la source. Il faut déployer plus d'efforts pour sortir ces personnes de la marginalité.
Les constatations médicales
On meurt encore du VIH-sida et l'épidémie continue de se répandre. Malgré le progrès de la science et la sensibilisation faite auprès des personnes à risque, le nombre de personnes séropositives en Amérique du Nord continue d'augmenter d'environ 40 000 tous les ans.
Ici au Québec, tous les jours, trois personnes sont infectées par le VIH et une personne sur trois ne sait même pas qu'elle a été infectée. Les nouvelles personnes infectées sont en majeure partie des toxicomanes, des itinérants et des homosexuels, mais il y a aussi ces jeunes rêveurs qui croient que le sida est une maladie qui appartient à la génération précédente ou encore ceux qui se pensent à l'abri de la maladie par simple fatalité: «Ça ne m'arrivera pas à moi.» D'autres se disent, à tort, qu'on ne meurt plus du sida puisque les traitements existants peuvent prolonger la vie fort longtemps.
On ne guérit pas encore le sida même s'il y a des médicaments qui freinent la progression du VIH dans l'organisme et permettent d'empêcher ou de retarder l'apparition du sida. Ces traitements peuvent améliorer la qualité de vie de la personne infectée mais, en contrepartie, ont souvent des effets secondaires qui peuvent être importants selon le patient, le stade de la maladie et le traitement.
L'image peut paraître exagérée, mais elle parle d'elle-même: le VIH agit dans le corps comme un terroriste agit dans le monde. Il est insidieux. Supprimé du sang par un traitement, il peut se cacher dans des réservoirs du corps humain que les médicaments ne peuvent pas atteindre. Il rend la personne séropositive susceptible d'attraper d'autres maladies qui peuvent même entraîner la mort. Un simple rhume peut devenir fatal pour un sidatique. Comme un terroriste qu'on pourchasse, le VIH ne suit pas les règles connues, il invente sans cesse de nouvelles parades.
Quand un patient apprend qu'il est séropositif, il doit être accompagné à tous les stades du développement de la maladie et tout au long de son traitement. Cet accompagnement doit se faire au chapitre tant médical que psychologique et social. En effet, la vie de ce patient ne sera plus jamais comme avant. Chaque jour, à titre de médecins spécialistes des traitements pour les personnes séropositives, nous voyons de la détresse dans le regard de ceux qui viennent nous consulter. Quand nous traitons un patient séropositif, nous ne soignons pas que son corps, nous devons aussi soigner son âme.
C.R.A.Z.Y. encore aujourd'hui
Au-delà de l'orientation sexuelle, de l'itinérance et de l'utilisation des drogues, force nous est de constater que le facteur le plus disséminateur du virus est l'exclusion et la marginalité dans laquelle certains jeunes se retrouvent. Cette marginalité est d'ailleurs provoquée autant par notre société que par l'individu à risque lui-même.
Alors que la diffusion de l'information sur la transmission du virus n'a jamais été aussi intensive et permanente dans tous les secteurs de nos vies, comment se fait-il que cette communication n'ait pas plus de résultats valables?
Nous pouvons constater que les personnes à risque suivent presque toujours le même cheminement qui les mène à la maladie: une situation d'exclusion dans leur milieu familial ou social.
Prenons un exemple issu de notre réalité. Michel (nom fictif) est un jeune homme originaire d'un village près de Chicoutimi. Il a 15 ans en l'an 2000 et commence à se rendre compte qu'il a des tendances homosexuelles. Tout comme le personnage principal du film C.R.A.Z.Y., il commence par rejeter ses pulsions et, afin de convaincre tout le monde, y compris lui-même, il se fait une blonde. Il va même jusqu'à se donner une attitude macho. Je vous rappelle qu'on n'est plus en 1970, comme dans le film, mais en 2005. Cependant, quoi qu'on pense, l'homophobie est toujours aussi présente.
Dans la famille de Michel, le doute commence à faire son chemin. Chez ses amis aussi, les filles se rendant compte que leur relation ne débouche jamais sur un acte sexuel. Lors d'une soirée bien arrosée, Michel laisse aller ses pulsions et a un geste déplacé envers un autre garçon. C'est la catastrophe! Honte des parents, rejet des copains, il devient le «fif» du village. De peur de blesser ses parents, il nie, ment et commence à se culpabiliser au sujet de son orientation sexuelle. Il a deux options: la culpabilisation ou l'abnégation. La solution lui est proposée par sa mère: aller étudier à Montréal. Ainsi, l'objet du scandale disparaît du village.
À Montréal, Michel est plus libre. Ses pulsions ayant été réfrénées depuis longtemps, il se lance à corps perdu dans la pratique sexuelle. Mais sa culpabilité ne disparaît pas. Il utilise alors des drogues pour contrer ses inhibitions. Mais la culpabilité s'installe plus profondément en lui. Sans cesse à la recherche de son identité sans trouver de réponse satisfaisante, il finit par être dégoûté de sa propre vie. Se sentant à nouveau exclu, il tombe dans la marginalité. Il se laisse aller aux aventures sexuelles multiples, souvent non protégées, et à la consommation de drogues. C'est alors que la descente aux enfers commence.
Enfin, le diagnostic foudroyant: il est porteur du VIH. Qu'il ait été atteint lors d'une relation sexuelle non protégée ou par une seringue infectée, le résultat est le même. Sa vie, elle, ne sera plus jamais la même.
Ce cas ne peut pas être généralisé. Mais le point commun qu'ont ces jeunes gens est la marginalité. Qu'elle provienne de leur orientation sexuelle, de leur consommation de drogue, de l'itinérance ou de la pauvreté, l'exclusion dont ils sont l'objet est à la base.
Par ailleurs, comment éradiquer cette notion de péché qui habite les sociétés longtemps soumises à l'autorité des Églises? Encore aujourd'hui, culpabilité et responsabilité sont trop souvent confondues. La culpabilité commande une connaissance absolue des tenants et aboutissants d'un acte qu'on fait. Mais comment peut-on culpabiliser un jeune de 17 ans qui devient séropositif à la suite d'une saga liée au rejet social et familial? Et à qui incombe la responsabilité? À lui ou à sa famille et à la société qui l'ont exclu?
Démystifier l'homosexualité
Tous s'accordent à dire que pour contrer la propagation du sida, le meilleur moyen demeure la prévention. Mais la prévention doit se faire à plusieurs niveaux. Il y a l'information donnée aux personnes à risque, bien sûr. Mais la prévention commande aussi de changer les mentalités. Ceci signifie qu'il faut porter un regard différent sur les personnes distinctes et se débarrasser des préjugés. Le sentiment de culpabilité lié à une orientation sexuelle divergente et les préjugés que cette diversité entraîne poussent souvent de jeunes personnes vers le geste fatal qui les conduira à contracter le VIH. Si seulement on leur laissait la possibilité de donner un sens à leur vie, peut-être en prendraient-ils un peu plus soin?
Alors que, de nos jours, la sexualité active commence à un âge beaucoup plus jeune qu'il y a 20 ans, notre système d'éducation, nos campagnes de prévention et l'encadrement parental continuent d'attendre l'adolescence, autour de 13 ou 14 ans, avant d'aborder le sujet avec les jeunes. Il faudrait peut-être commencer cet enseignement dès l'âge de dix ans.
Le Groupe de recherche et d'intervention sociale gaies et lesbiennes de Montréal (GRIS Montréal), un organisme communautaire sans but lucratif, est presque le seul intervenant à démystifier l'homosexualité et à donner de l'information sur l'acceptation de soi en tant qu'homosexuel en milieu scolaire. Leurs interventions se font auprès des jeunes du secondaire de 12 ans et plus. De telles séances d'information devraient être la norme et non l'exception dans l'ensemble du système scolaire québécois. Il faut se mobiliser totalement dans toutes les tentatives visant à diffuser plus d'information afin d'atténuer la marginalité et de combattre les exclusions sociales.
Les intervenants sur le terrain ne peuvent pas tout résoudre. Déjà, les quelques cliniques médicales spécialisées dans le traitement du VIH-sida et les organismes communautaires font à eux seuls une grande partie du travail. Les gouvernements doivent consacrer plus de ressources humaines et matérielles pour s'attaquer à la base du problème. Tant que nous accepterons qu'il y ait des exclus dans notre société et que nous marginaliserons des personnes pour leur orientation sexuelle, leur niveau de vie, leur âge ou leur appartenance ethnique, le sida continuera de frapper.
Il faut bien le constater, le sida reste une maladie condamnée par la morale et par les discours tenus par des individus ou des groupes sous l'angle du bien et du mal. Ceci étant, nous avons collectivement le devoir de secourir les personnes affligées par cette maladie. Sans les juger. En cette Journée mondiale du sida, pensons-y!