Hommage à Thierry Hentsch
À mes yeux, la plus grande richesse de l'étudiant ne se trouve pas dans le diplôme obtenu tout au bout ni dans le savoir ou le «prestige» conférés par les livres. La plus grande richesse de l'étudiant, son plus grand privilège, de par sa position d'apprentissage, est de voir parfois apparaître sur son chemin des hommes et des femmes dont l'enseignement peut étendre son influence sur tout le cours de sa vie. Le plus riche privilège de l'étudiant, c'est le professeur... Celui, trop rare, qui brise les cadres de la simple didactique, celui qui explose et détone de la plus belle façon, celui qui laisse sa marque, laisse sa marque...
Par cette lettre toute simple que j'aurais aimé lui écrire personnellement pour qu'il sache, j'aimerais rendre hommage au rare professeur que fut pour moi Thierry Hentsch. Dans mon parcours tortueux d'étudiante, Thierry Hentsch fut, à plus d'un point de vue, une figure marquante, non seulement un des meilleurs professeurs que j'aie jamais eus mais aussi, de par ses valeurs et sa sensibilité ainsi que par son inestimable écoute, un maître, un «guide», un modèle intellectuel dont j'espère toujours me rappeler la voix. Même si j'ai délibérément tourné le dos à mon parcours universitaire, je demeure et demeurerai toujours fière et privilégiée de l'avoir trouvé sur le seuil de la porte par laquelle j'y suis entrée. Il était là, toujours emporté par la passion d'enseigner ou d'échanger, porté par l'enthousiasme ou la colère, soutenu par une réflexion qui ne semblait jamais le quitter. Il était là, en classe, à faire exploser des exposés flamboyants et sentis ou, paradoxalement, à faire rayonner dans les lieux son calme de philosophe. Quelle chance, pour un étudiant, que d'être placé devant un tel homme, tout à la fois enflammé, réfléchi et rigoureux, invitant toujours à repousser les limites de sa pensée!Plus d'une fois, dans mes cahiers d'école, j'ai noté ce que je me permets d'appeler des «paroles» de Thierry Hentsch, c'est-à-dire des phrases qu'il disait en classe que je trouvais simplement belles dans leur allure poétique ou qui portaient à réfléchir, tout simplement. Des phrases dont je savais qu'elles n'allaient jamais me servir pour quelque évaluation que ce soit mais qui sont sans doute aujourd'hui celles que j'ai le plus retenues. Des phrases, sans doute, qui m'aident à penser le monde un peu mieux. Aussi, je le revois et l'entends encore très bien dire, répéter à ses étudiants, dans son inébranlable conviction: «Il faut réfléchir.» Réfléchir, comme si l'espoir de parvenir à un monde meilleur par la réflexion ne le quittait jamais, malgré les coups durs et les désillusions.
Ce qui rendait les exposés de Thierry Hentsch mémorables, c'est non seulement leur rigueur ou l'enthousiasme qui les animaient, mais aussi toute la sensibilité dont ils étaient empreints. Ses cours, ses articles, ses livres, rien de tout cela n'a jamais été d'une froideur abstraite. Le spécialiste, l'homme aux grandes connaissances qu'il était ne semble jamais avoir réussi à éclipser l'être humain qu'il était d'abord et avant tout. Thierry Hentsch était un grand intellectuel, sans présomption, n'ayant jamais oublié, derrière ou dessous ses piles de livres, d'analyses et d'études, sa qualité d'homme vulnérable.
Je n'oublierai pas le grand Thierry Hentsch... Je n'oublierai pas le maître, le philosophe, l'âme poétique et sensible, je n'oublierai pas non plus l'homme qui prenait volontiers part aux discussions avec les étudiants, ni le bon vivant qui chantait devant le piano... Je n'oublierai pas cet homme qui est un de ceux, rares, qui me réconcilieront éternellement avec l'activité intellectuelle, qui la rendent digne et jamais vaine.