Nos corps d’eau

Nous reprenons cette rubrique qui avait fait relâche pendant l’été. Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un texte paru dans la revue Esse numéro 109, dossier Eau, automne 2023.
Nous sommes entrés dans une crise planétaire de l’eau. Partout, des avertissements sont martelés à propos de la désertification accélérée de la Terre, de la pollution industrielle de ses ressources hydriques, de la surexploitation de ses aquifères. D’ici 2025, près des deux tiers de la population mondiale feront face à des pénuries d’eau, lisait-on dans un rapport de l’ONU en 2021. Pourtant au Canada, l’eau coule encore à flots dans les robinets et les boyaux d’arrosage sans qu’on réalise pleinement sa rareté. Nous ne connaissons pas la soif.
« La soif nous solidarise avec le monde et les autres », écrit Jean-Philippe Pierron dans La poétique de l’eau. Pour une nouvelle écologie (2018). Ironiquement, au sens figuré, la soif est aussi la convoitise qui a conduit les humains vers des dérives extractivistes. À l’heure où le gouvernement du Québec incite les entreprises à se munir d’une politique de développement durable, l’écoblanchiment par les multinationales est omniprésent et rend difficile la distinction entre les actions mercantiles et celles qui se soucient réellement du bien-être collectif. À titre d’exemple, le Conseil mondial de l’eau, qui organise le Forum mondial sur l’eau, affirme se concentrer « sur les dimensions politiques de la sécurité, de l’adaptation et de la durabilité de l’eau », guidé par le superbe slogan « Ensemble, faisons de l’eau une priorité mondiale ».
Or, ce que nous apprend la militante Maude Barlow dans l’ouvrage À qui appartient l’eau (2021), publié chez Écosociété, c’est que le Conseil mondial de l’eau a été formé afin de promouvoir les intérêts des entreprises privées offrant des services en gestion de l’eau. Le 2030 Water Resources Group, nous dit encore Barlow, créé par la Banque mondiale avec pour mission de mettre en place le programme de développement durable de l’ONU, est composé, entre autres, de grandes entreprises embouteilleuses d’eau telles que Nestlé, Coca-Cola et PepsiCo. Sachant par ailleurs que l’eau a fait son entrée à la Bourse de Chicago en décembre 2020, il y a de quoi être perplexe (et s’inquiéter) quant aux intentions réelles qui se cachent derrière la notion de gestion durable des ressources hydriques.
Déjà, considérer l’eau comme une ressource la soumet à une logique économique et à une vision essentiellement anthropocentriques. Des chercheurs et des chercheuses engagés dans des réflexions écologiques développent de nouvelles manières de penser l’eau en marge de l’utilitarisme, en la reconnaissant d’abord pour son rôle vital dans l’écosystème. Dans le livre L’eau en commun. De ressource naturelle à chose cosmopolitique (2012), Sylvie Paquerot, Frédéric Julien et Gabriel Blouin Genest proposent un renouvellement de notre conception de l’objet « eau » qui tiendrait compte de sa nature plurielle.
Sans nier l’existence de l’eau-ressource, ils estiment qu’il importe de la remettre à sa juste place dans nos modes de gouvernance, soit après la reconnaissance du caractère vital de l’eau et de son usage citoyen. Dans leur typologie, l’eau comme source de vie répond à une nécessité (préserver le droit à la vie et à la survie des écosystèmes), l’eau citoyenne subvient à des besoins (accès raisonnable à l’eau) et l’eau-ressource assouvit des désirs (usages économiques).
La crise hydrique ne se limite pas à la question de l’eau potable. L’écosystème des océans, dont les eaux contribuent à l’absorption d’environ 30 % du CO2 issu de l’activité humaine, est aussi mis en péril par le réchauffement climatique et la fonte des glaciers. La mer est devenue par ailleurs le réceptacle de nos matières résiduelles, de nos plastiques en décomposition et de nos déversements de pétrole. Elle est la mémoire de notre culture du jetable, affirme l’écoféministe Astrida Neimanis dans Hydroféminisme. Devenir un corps d’eau (2021). À cette mémoire déjà trop lourde s’ajoute celle, violente, de l’histoire coloniale, intimement liée à la circulation maritime. Encore aujourd’hui, les mers et les océans sont le lieu de terribles drames migratoires.
Face à un portrait aussi sombre et au fait que les défis écologiques et humanitaires sont tributaires d’enjeux économiques et politiques intriqués, eux-mêmes encadrés par des lois complexes, le poids de l’art est relativement modeste. Ce que peuvent les artistes, toutefois, en parallèle aux actions citoyennes que nous devons mener activement, c’est redonner à l’eau sa valeur symbolique et sacrée, valeur que lui conservent de nombreux peuples autochtones dans le monde, pour qui l’eau n’est pas seulement une ressource vitale, mais aussi une figure spirituelle.
Les artistes et les théoriciennes de ce numéro de la revue Esse naviguent ainsi dans une approche poétique de l’eau, tantôt entre les formes esthétiques et les actions militantes, tantôt dans une pensée analytique imprégnée de métaphore. Adoptant un regard indéniablement critique, ce dossier fait état d’oeuvres qui tentent à la fois de sensibiliser à la pollution de l’eau et aux défis climatiques, d’envisager une justice réparatrice et d’ouvrir des horizons porteurs d’espoir. […]
Dès lors, pour renouveler notre rapport éthique à l’environnement et redonner à l’eau son rôle primordial au sein d’un monde non anthropocentrique, envisager de transformer nos corps d’eau en mouvements de résistance fluides est une idée prometteuse.
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Des Idées en revues
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