Bonjour, auriez-vous quelques minutes, le monde va mal…

L’autrice est chercheuse en relations internationales. Elle a écrit le livre Perdre le Sud (Éditions Écosociété, 2020).
Il y a quelques jours, poussette d’une main et café de l’autre, je fus apostrophée pour savoir si je voulais donner 5 $, 10 $ ou 15 $ par mois pour sauver la planète ou les ours polaires ou les enfants malades au Zimbabwe. J’ai à peine ralenti en détournant le regard. Pauvre jeune homme avec son dossard vert délavé par le temps et les refus.
Les baisses de fonds publics accordés à la coopération internationale et aux organisations caritatives ont forcé depuis plusieurs années les ONG (organisations non gouvernementales) à se tourner vers ce type de pratiques. Sauf que les dons individuels aussi diminuent année après année… L’inflation et la hausse des taux d’intérêt n’améliorent d’ailleurs pas la proportion de fonds disponibles dans nos comptes en banque pour régler les tares du monde.
Une amie qui travaille pour une organisation environnementale dont je tairai le nom me racontait que, dans ses réunions, ils planifient leurs campagnes en s’adressant à une « Josée » fictive. Josée, femme de 50 ans, avec une carrière établie et un fonds de pension, qui a forcément quelques dollars à dépenser et qui fait preuve d’une douce compassion.
C’est Josée qu’il faut convaincre que le monde va mal et qu’il faut ouvrir son portefeuille. Sauf que mes priorités et ma socialisation de millénariale diffèrent de celles de Josée. D’ailleurs, il n’y a plus beaucoup de Josée aujourd’hui… à croire qu’elles ont toutes acheté un condo en Floride. Je me suis donc demandé si ce modèle de sollicitation publique fonctionnait encore.
Un financement individualisé problématique
Le plus grand problème avec le financement citoyen des ONG de solidarité est qu’il fluctue en fonction des intérêts des populations donatrices. Les dons individuels suivent les aléas des crises ponctuelles plutôt que les problèmes souvent plus importants, mais aux conséquences moins directes. On ressent de moins en moins d’émotions quand on entend les mots crise climatique ou inégalités internationales. Une guerre au Salvador avec des bons et des méchants clairement identifiés va aussi récolter davantage de dons qu’une mauvaise irrigation des sols au Pérou.
Des crises plus médiatisées, comme celle en Ukraine ou celle qui secoue le Maroc, victime ces jours-ci d’un puissant tremblement de terre, récoltent également davantage de dons que des crises structurelles affligeant des pays dont les noms nous évoquent moins de choses, comme la Centrafrique ou l’Uruguay. Les lignes ne sont pas clairement tracées, mais en général, les crises affligeant des populations qui parlent français (comme en Haïti), ou à qui on s’identifie à tort ou à raison (comme en Ukraine) recevront plus de solidarité que des crises en Corée du Nord ou au Zimbabwe, par exemple.
Comme la compassion est aussi plus forte en cas de catastrophe, les afflux financiers sont souvent spontanés, suivant le reportage du jour. Des ONG internationales comme Oxfam ou Save the Children suggèrent de faire le contraire : donner de manière globale aux organisations plutôt que de donner seulement lorsqu’une catastrophe survient.
Des dons impulsifs les obligent à utiliser les fonds dans les pays visés et ainsi à délaisser d’autres pays qui sont tout autant dans le besoin, mais qui sont moins « attrayants » sur le moment pour les donateurs. À plus forte raison, de forts afflux font que seule une fraction des dons peut être distribuée efficacement.
Comment générer la compassion ?
Pour obtenir du financement crucial à leurs activités et face à la concurrence, les organisations redoublent d’efforts pour générer la compassion des populations potentiellement donatrices. Dans le cas de la solidarité internationale, cela encourage l’adoption d’un portrait misérabiliste des populations du Sud global, et ce, malgré les meilleures intentions. Un projet d’autonomisation économique de « pauvres femmes malgaches » récoltera davantage de dons que la nécessité de payer les administratrices malgaches d’une ONG.
Pour convaincre Josée à sa sortie du métro, les solliciteurs en vestes rouges ou vertes n’ont pas beaucoup de choix. Des organisations ont développé une hyperindividualisation de leurs campagnes, à coups de : « donnez 20 $ et nous donnerons une machine à coudre à Rosario » ou « donnez 5 $ par mois pour envoyer Abbas à l’école ». « Aminata a besoin de vos 10 $ pour élever des poulets » fonctionne beaucoup plus que « Équiterre a besoin d’argent pour travailler à combattre la crise climatique » ou « Oxfam a besoin d’argent pour payer l’électricité de ses bureaux à Abidjan ».
Ce type de stratégie porte ombrage aux problèmes plus profonds du système international, qui mériteraient des réformes majeures (j’en parle d’ailleurs dans mon livre Perdre le Sud). Des campagnes ciblées donnent plutôt l’impression qu’à coups de dons, nous réglerons les inégalités entre les pays.
Un financement purement gouvernemental ne serait pas nécessairement mieux, puisqu’il serait dépendant des intérêts ou des désintérêts des partis au pouvoir. Au Canada, par exemple, le gouvernement conservateur de Stephen Harper finançait à grands frais les organisations prosélytes et religieuses, alors que le gouvernement libéral de Justin Trudeau préfère les organisations portant une vision féministe libérale. À chaque cycle d’élections, les organisations doivent revoir leurs projets, et certaines doivent fermer boutique si elles ne sont plus dans les bonnes grâces des donateurs publics.
Et même pour les organisations qui peuvent trouver des fonds, les capacités de mobilisations de fonds sont nécessairement plus importantes pour des ONG de grande envergure que pour les plus petites. Bien sûr, ces grandes organisations sont capables de remplir les formulaires de demande et de suivi correctement et ont une plus grande capacité d’action.
Et il est plus difficile de donner une multitude de petits montants à de petits organismes que de donner de plus gros montants à des organisations qui ont des ressources pour les gérer. Pourtant, les organisations qui agissent dans des localités précises ou qui ont des mandats plus restreints sont souvent bien placées pour permettre un réel développement adapté au contexte.
Il est impératif de développer des moyens de financer les organisations de justice sociale quand Josée n’existera plus, ou quand elle n’aura plus les moyens…
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