Un désaveu qui nie l’excellence dans l’art

Le dévoilement du concept gagnant du concours de design du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan, le 19 juin dernier à Ottawa
Photo: Sean Kilpatrick La Presse canadienne Le dévoilement du concept gagnant du concours de design du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan, le 19 juin dernier à Ottawa

La récente décision commune du ministère du Patrimoine canadien et de celui des Anciens Combattants de déroger aux règles d’engagement admises de facto dans l’appel de soumissions au concours de design du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan est à signaler comme une dérive grave.

Pour rappel, le monument commémoratif devant être érigé à Ottawa a fait l’objet en 2019 d’un concours national d’équipes multidisciplinaires réunissant artistes, architectes de paysage et architectes. Cinq des candidatures retenues, dont une québécoise, ont travaillé au cours de l’année suivante pour présentation à un jury d’experts nommé pour la circonstance. Celui-ci rassemblait des ressources réputées dans leurs milieux professionnels, tout autant que des personnes touchées de près par l’objet de cette commémoration.

À ce sujet y figuraient un directeur de musée d’art contemporain, un architecte paysagiste, un membre des Forces armées canadiennes, une mère nationale de la Croix du Souvenir, un ancien ambassadeur du Canada en Afghanistan, un architecte et un historien.

Parallèlement au travail du jury commencé en novembre 2021, un sondage Internet commandé par les ministères en question allait solliciter l’avis de quelque 12 000 Canadiens, à partir de présentations vidéo des cinq candidats, sur leurs sentiments et impressions quant au rendu de la thématique, tel le soutien aux familles, la reconnaissance du rôle du Canada dans la reconstruction du pays, et puis leurs appréciations de l’expérience du visiteur en regard de cette mission et de l’aménagement architectural de l’espace proposé comme lieu solennel de réflexion. Autant de critères, il me semble, qui posent a priori une difficulté par leur degré d’abstraction, surtout dans un contexte d’envoi par courriel.

Au terme du travail de délibération du jury, le gouvernement devait finalement annoncer le concept choisi le 19 juin 2023.

Ce matin-là, deux heures avant l’annonce publique, l’une des équipes finalistes — composée de l’artiste Luca Fortin, l’honorable Louise Arbour et la firme Daoust Lestage Lizotte Stecker (architectes de la Caisse de dépôt, de la promenade Samuel-De Champlain à Québec, du Quartier des spectacles) — est convoquée à une rencontre, puis reçoit une lettre à en-tête du ministère des Anciens Combattants lui annonçant que le jury l’avait nommée gagnante, mais… que le contrat irait plutôt à une autre équipe ayant récolté, celle-là, le plus de points auprès du public canadien sondé.

Une vision du monde étroite

À ce sujet, il est important de savoir que le jury avait lui aussi reçu les résultats détaillés du sondage national, les avait colligés et en avait intégré les remarques et conclusions dans ses délibérations.

 

La table était mise pour un beau débat de société sur nos valeurs, la déontologie et les raccourcis à tolérer ou non dans l’exercice des appels de soumissions.

Après plusieurs tentatives de prise de contact avec les bureaux des ministres Ginette Petitpas Taylor, aux Anciens Combattants, et Pascale St-Onge, au Patrimoine, l’équipe Daoust se heurte, depuis l’annonce de juin, à des fins de non-recevoir. Même si ces ministres ont été nommées après ces événements, elles ont aujourd’hui à jouer un rôle capital à jouer pour corriger le désaveu de leurs prédécesseurs.

Autrement, que va-t-on faire des principes convenus ? Peut-on tout bonnement surseoir aux règles établies, et puis encore, quelle crédibilité accorder désormais à toute instance gouvernementale ou aux ministres qui entérinent une pratique pour le moins pernicieuse, tordue ? Quel intérêt aussi pour les firmes professionnelles d’engager créativité, temps et ressources pour se prêter au jeu des soumissions avec jury ?

Ces interrogations nous engagent à réfléchir aux retombées de cette décision de deux ministères qui ont jugé que l’on pouvait cautionner un processus faisant appel aux meilleures ressources du pays, pour ensuite s’arroger un droit discrétionnaire faisant fi du verdict d’un jury qu’ils avaient eux-mêmes nommé, en obéissant plutôt aux statistiques d’un sondage tout-terrain qui allaient les conforter. Un choix forcément plus rassurant et répondant, il va sans dire, aux « attentes ».

Si telle est leur vision d’un monde qui n’offrirait pas une possibilité créative audacieuse et prospective, pourquoi alors faire travailler un jury et donner aux créateurs l’illusion que leur originalité et leurs innovations pourraient être récompensées ?

Une dérive qui contient un poison

Si des oeuvres telles que celles de Le Corbusier ou de Zaha Hadid, la tour Eiffel, la Sagrada Familia, ou encore le Guggenheim de Frank Gehry à Bilbao avaient dû être soumises à une telle substitution de moindre risque, nous n’en parlerions pas aujourd’hui.

Car toute la question est là. Que voulons-nous nous donner comme vocation de société sur le plan de la culture ?

Voulons-nous entretenir le consensus, généralement moins audacieux, ou voulons-nous mettre en avant ce qui nous distinguera aujourd’hui, et ce qui nous démarquera encore demain par sa hardiesse ?

Ce que j’étiquette globalement comme une dérive de procédure contient un poison, peut-être invisible de prime abord, mais aux conséquences corruptrices à moyen terme.

Si une telle pratique de mépris devait s’installer, nous pouvons déjà en projeter les conséquences. Imaginons les freins créatifs dans les équipes de conception, alors que tout serait évalué à l’aune de ce qui aura une chance d’être reçu et accepté par ce que l’on pourrait qualifier de « goût du jour », par consensus, tout a contrario de l’idéal qui viendrait stimuler l’imaginaire et la tension vers « autre chose », vers ce qu’il nous reste encore à comprendre du monde, c’est-à-dire sa poésie, son abstraction et sa tension vers l’idéal d’élévation de l’esprit.

Que dire également des motivations futures des firmes d’architectes de renom et des artistes que l’on invite généralement en tout premier lieu à soumissionner ? Voudront-elles encore s’investir dans un contexte de désaveu de jury ?

Leur désistement fort compréhensible serait synonyme de l’appauvrissement de l’expression vive de notre culture.

Ce repli nous priverait de la maturité de notre imaginaire.

En conclusion, et par-delà le principe de désaveu grave qui est à dénoncer, si la cause m’interpelle tout particulièrement, c’est que l’architecture est un art pérenne de représentation culturelle. Il se démarque surtout par sa présence au quotidien dans nos rues, dans nos parcs, sur nos esplanades. Nous le marchons, le visitons, le photographions, nous l’habitons et voyageons le monde pour en découvrir l’esprit et la singularité. C’est un art ambassadeur, de commémoration, de symbole, qui extériorise et affirme l’esprit d’un peuple. Il est à protéger.

Tout comme les principes garants d’excellence.

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