Du Chili au Québec, cinquante ans vécus ici

Le 11 septembre 1973, une date gravée dans les mémoires, marquait le début d’une période sombre au Chili. Il y a cinquante ans, ce pays habitué à la démocratie a sombré dans les ténèbres de la persécution, de la torture, des violations des droits de la personne, des disparitions et de l’exil. Les rêves ont cédé la place aux cauchemars. Plus tard, par un décret de la dictature, j’ai été condamné en tant que « traître à la patrie », précisément en raison de mes écrits dans ce journal qui défend les valeurs de la liberté. Pardonnez-moi ce récit à la première personne, car ces mots prennent vie dans les pages du Devoir, mon journal, compagnon quotidien de mes matins-café.
Qui aurait pu prédire que celui né dans l’extrême sud grandirait à l’extrême nord ? Leclerc, Vigneault, Reno, Cohen, Offenbach, Piché, Stevens, Gagnon, Ferland, Harmonium, Beau Dommage, Pauline Julien, Charlebois, Deschamps, et bien d’autres, devinrent des parties de ma culture. Les Deux Pierrots, dans le Vieux-Montréal, ont pu, sans le savoir, raviver les battements d’une sensibilité figée, chevillée en 1973. Je découvre aussi à Montréal un arc-en-ciel culturel.
En tant que jeune réfugié de 23 ans qui avait terminé ses études en droit, le Canada m’accueillit. Québec la généreuse me prit la main, me traitant avec dignité et comme un citoyen. Après un an de travail dans une blanchisserie en tant qu’assistant auprès d’un homme courageux et analphabète qui m’a prodigué des enseignements précieux sur la vie, l’Université McGill m’offrit la chance de poursuivre mes études à la maîtrise.
Puis l’Université de Montréal et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada soutinrent mon doctorat. L’UQAM m’offrit ma première occasion d’enseigner à l’université et, grâce à deux anges gardiens, les avenues pour récupérer le temps perdu s’ouvrirent. L’un sait qu’il est cet ange gardien, tandis que l’autre, avant de partir, en fut conscient.
Nous, les exilés, fûmes dispersés telles des graines au vent. Entre la nostalgie et les rêves, j’ai navigué avec les deux visages de Janus, entre le Sud et le Nord, entre le passé et le futur. Revenir à la vie à 23 ans, quitter famille, langue, culture, amis et avenir en gestation, n’a pas été simple. Mais aussi dur soit l’exil, ce fut l’occasion de réfléchir, de découvrir, de grandir, jamais de fléchir. Un second départ propice à de nouvelles rencontres, à de féconds échanges, malgré parfois les préjugés dus à un nom inhabituel, à des origines d’Amérique latine, ou simplement au fait de ne pas partager les mêmes racines.
J’ai souvent été en transit, parfois en suspens. Le passé ne doit pas être oublié, hier ne doit pas être aujourd’hui. Je me devais d’être responsable face aux bouleversements de l’expatriation, de veiller à ce que la vie ne s’évapore pas comme une colonne de fumée. Bannir les pensées noires qui troublaient mon sommeil, imaginer demain comme une école de dialectique. Cette détermination m’a permis d’harmoniser le passé, de trouver un équilibre, d’envisager l’avenir.
Les années ont passé, les unes après les autres, jusqu’au nombre de cinquante. J’ai oeuvré dans des organismes communautaires, travaillé au sein du gouvernement du Québec, participé à des conseils d’administration d’organisations publiques et privées, à la coopération internationale, à la Communauté urbaine de Montréal, au Conseil des relations internationales de Montréal, et puis, en tant que professeur agrégé, j’ai enseigné à l’université durant quatre décennies.
Au fil des années, j’ai rencontré de nombreuses personnes, saisi l’âme généreuse de la société, sa propre identité ainsi que sa belle langue latine, toujours admirée mais que je n’avais pas eu, jusqu’alors, l’occasion d’apprendre. Les circonstances ont finalement été propices à son apprentissage et m’ont permis de l’apprivoiser.
Il n’y avait qu’une seule condition : accepter de vivre dans des conditions climatiques éprouvantes pour un homme du Sud. Du petit logis en sous-sol où je vivais avec pour seul ameublement un lit, une table et quatre chaises bancales trouvées dans une collecte de rebuts à ma vie plus tard avec ma conjointe québécoise, dont les parents m’ont chaleureusement accueilli, et ensuite avec mes enfants et mes petits-enfants, tous originaires de cette île sur le fleuve Saint-Laurent.
Plateau-Mont-Royal, Quartier latin, alors le seul endroit où goûter un vrai café ou savourer une dernière Gauloise. Les bibliothèques, les merveilles de Québec, Gaspé, Baie-Saint-Paul, Tadoussac, la rivière des Prairies, NDG, Outremont, les parcs nationaux, les galeries d’art. Les glaces hivernales dévalant les rivières avant que le souffle printanier ne les fasse disparaître. Une cabane à sucre, une poutine non avalée. Les pistes cyclables, le Vieux-Montréal et son port splendide, d’anciens élèves devenus parents, le Festival de jazz et son quartier animé, et j’en passe. Également, une riche expérience en Acadie et toutes mes années à l’Université York et à l’Osgoode Hall Law School furent autant d’occasions d’exploration et ont nourri un vécu important.
Aujourd’hui, je vis entre le Vieux-Montréal et les Cantons-de-l’Est, je me consacre à mon rôle de grand-père, à l’écriture et à la peinture. Des décennies d’apprentissages et d’expériences, semences pour ensemencer d’autres mers et montagnes ; l’expérience du multiculturalisme, de la diversité, du respect et de la tolérance d’une société qui accueille le monde avec bienveillance.
Aujourd’hui, je célèbre cinquante années vécues ici. Merci beaucoup.
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