Le Québec sera de moins en moins français et de plus en plus anglais

André Pratte écrit dans Le Devoir que le portrait que je fais de l’anglicisation de Laval dans un billet récent « nécessite quelques nuances ». Quelles sont-elles ? Il affirme d’abord que « j’ignore certaines données encourageantes » et qu’à Laval, la « connaissance du français » est « stable » à « plus de 92 % » (92,1 %). Mais comme ce taux était encore de 92,9 % en 2016, il a chuté de 0,8 point depuis. Chute et non « stabilité », donc.
Parallèlement, la proportion de Lavallois qui connaissent seulement l’anglais a augmenté de 0,7 point. En 2001, ce taux de connaissance du français était de 95,4 % (chute de 3,3 points en 20 ans). Quant à la connaissance de l’anglais seulement, elle était de 3,3 % la même année (augmentation de 2,5 points). Il y a un déclin de la connaissance du français et une augmentation de l’unilinguisme anglais à Laval depuis 2001. Les « données encourageantes » que propose M. Pratte ne le sont pas en réalité.
De plus, l’indicateur de « connaissance » d’une langue résulte d’une auto-évaluation, un processus affecté par la tendance bien humaine à surestimer ses compétences. Il est démontré que l’auto-évaluation que les gens font de leurs habiletés n’a généralement qu’un « lien ténu avec la réalité » et est souvent entachée d’un « optimisme irréaliste ». Un simple changement de question suffit à faire fondre le taux de connaissance d’une langue de 13 %. Cet indicateur n’est pas robuste.
Même si M. Pratte met au pluriel « données encourageantes », je n’en trouve pas d’autres dans son texte. Il affirme bien que la baisse de certains indicateurs relatifs « pourrait s’expliquer par la migration interrégionale des francophones », mais cette théorie n’est pas convaincante. Pas convaincante, parce que de 2016 à 2021, le français a reculé dans toutes les régions métropolitaines de recensement au Québec (incluant celle du Saguenay !) et a reculé aussi dans l’ensemble du Québec. Si la baisse à Laval résultait d’un effet de déplacement de populations, alors une hausse équivalente devrait logiquement s’enregistrer quelque part. Ce n’est pas le cas.
M. Pratte écrit, sans aucune preuve, que « la valeur des transferts linguistiques comme indicateur est contestée ». Ah bon ? Une question portant sur la langue parlée le plus souvent à la maison a été rajoutée lors du recensement de 1971 à la suite d’une suggestion de la commission Laurendeau-Dunton (la plus importante commission portant sur la langue jamais tenue au Canada) afin de pouvoir mesurer l’assimilation courante des francophones hors Québec. En réalité, la valeur des transferts linguistiques est contestée seulement par ceux qui n’aiment pas ce qu’ils nous apprennent.
Quant au lyrisme dans lequel enveloppe M. Pratte sa défense de l’anglais comme langue de travail à Laval sous prétexte qu’on ne construit pas de « Couche-Tard ou de CGI » en « refusant de parler anglais », cela relève de l’échappatoire rhétorique. On sait que l’usage de l’anglais au travail est lié à la langue parlée le plus souvent à la maison et à la langue des études (incluant le postsecondaire) ; la hausse de l’anglais au travail s’explique bien plus par le déclin de la proportion de francophones que par la « mondialisation ».
De 2016 à 2021, l’anglais au travail a fait des gains dans l’ensemble des secteurs d’activité, allant de la construction aux administrations publiques. L’Office québécois de la langue française a démontré en 2020 que l’anglais était souvent exigé à l’embauche pour des « fins de communication interne », c’est-à-dire afin d’accommoder les anglophones travaillant déjà en anglais à l’interne. L’accommodement linguistique est souvent unidirectionnel.
Statistique Canada publiait récemment une étude prouvant qu’au Québec, l’anglais avançait maintenant sur tous les plans (connaissance, première langue officielle parlée, langue maternelle, langue parlée à la maison, langue utilisée au travail). Qui plus est, 36 % des « anglophones » présents au Québec, selon la première langue officielle parlée, sont nés à l’extérieur du Canada. En clair, l’immigration internationale (et interprovinciale) est en train de gonfler les rangs de la communauté anglophone du Québec.
Finalement, en se basant sur ce qui se passe à Laval, M. Pratte écrit que le Québec de demain sera à la fois « francophone » et « bilingue ». L’utilisation du terme « bilingue , évoquant spontanément une égalité des langues, relève ici de l’enfumage rhétorique. Il serait plus exact de dire que la situation à Laval nous annonce que le Québec de demain sera de moins en moins français et de plus en plus anglais.
Ce texte de M. Pratte est emblématique du naufrage intellectuel d’une bonne partie des fédéralistes québécois, qui sont incapables de sortir d’un Canada fantasmé pour voir le Canada réel, un pays qui a mis de côté les Québécois comme « peuple fondateur » en 1982 et où le français est en train de s’échouer a mari usque ad mare.
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