Repenser l’avenir des Îles-de-la-Madeleine avec l’art

Photo tirée des ateliers de création collective menés par l'équipe de chercheuses et d’artistes avec les membres de la communauté locale.
Photo: Source Solastalgies créatrices Photo tirée des ateliers de création collective menés par l'équipe de chercheuses et d’artistes avec les membres de la communauté locale.

Cet été, Le Devoir vous entraîne sur les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir comme une carte postale. Aujourd’hui, nous nous intéressons à la création et à la façon dont elle peut nous aider à appréhender les effets des bouleversements environnementaux sur les Îles-de-la-Madeleine.

Pour comprendre l’expérience des bouleversements climatiques aux Îles-de-la-Madeleine, des ateliers de création collective ont été menés par une équipe de chercheuses et d’artistes avec les membres de la communauté locale. Commencés en mai 2023, les travaux se poursuivront quelques mois encore pour témoigner du vécu quotidien de la solastalgie aux Îles.

La solastalgie désigne une forme de détresse émotionnelle causée par la transformation rapide de notre environnement immédiat, entraînant une perte de repères et une possible altération de notre identité. Il s’agit d’un mal du pays que l’on ressent en étant chez soi, lorsque ce qui nous est familier (paysage, territoire, habitat, écosystème, etc.) se transforme à tel point que l’on ne s’y reconnaît plus. Souvent associée à l’écoanxiété, dont elle est le versant social, la solastalgie est plus présente aujourd’hui à mesure que les changements climatiques s’intensifient.

Situées en première ligne de la crise environnementale, les personnes vivant aux Îles-de-la-Madeleine font l’expérience concrète de ces bouleversements, qu’il s’agisse des falaises et des chemins qui s’effritent progressivement dans la mer, ou encore des ouragans, comme Fiona en septembre dernier, qui dévastent en quelques heures un territoire fragilisé.

Devant ces changements galopants, que veut-on garder et protéger de la mémoire madelinienne ? Que veut-on voir perdurer dans l’avenir ? De quelle manière habiter autrement son présent ? Comment la création artistique peut-elle contribuer à offrir un autre regard sur la transformation et l’adaptation du territoire madelinot ?

Le projet Solastalgies créatrices tente de répondre à ces questions en explorant le potentiel créatif et transformateur de la solastalgie. Il part de l’idée que l’art est rassembleur, tout particulièrement quand il est collectif et participatif, et qu’il peut contribuer à faire émerger une solidarité ou consolider une résilience, offrir un recul, parfois un refuge, ou encore se poser comme moteur du changement en imaginant d’autres manières de penser et de vivre les transformations environnementales.

Portée par quatre professeures de l’UQAM, autrices de cet article, cette aventure transdisciplinaire repose sur la construction collaborative des connaissances en impliquant directement les personnes qui vivent les changements climatiques. Sa démarche implique donc d’établir des liens durables avec les partenaires et les différentes communautés locales, dont les pêcheurs et les pêcheuses, les personnes aînées et étudiantes, les artistes et les nouvelles et nouveaux arrivants.

Ainsi, au mois de mai dernier, à travers une série d’ateliers tous publics, l’équipe de chercheuses a exploré, avec les Madeliniennes et Madelinots, de nouvelles façons de mettre en récit leurs mémoires, leurs émotions et leurs aspirations afin d’imaginer ensemble un avenir pour l’archipel, soutenable et souhaitable.

Banque de souvenirs

Surplombant le site patrimonial de La Grave, c’est au Musée de la Mer que ces activités conviviales et gratuites se sont tenues. La première invitait les personnes à projeter leurs souvenirs dans le futur en utilisant le récit, le dessin, le conte et l’assemblage d’images et d’objets évocateurs de la vie sur l’archipel. Le bruit des phares ayant disparu, les liens communautaires et l’odeur des Îles sont autant de souvenirs à transporter dans le futur.

Un second atelier proposait aux personnes participantes de se connecter aux empreintes sur papier des reliefs des Îles pour exprimer les émotions. Les projections face aux changements du paysage leur ont également permis de partager des histoires et sentiments reliés au littoral.

 

Les étudiantes et les étudiants en sociologie du cégep ont été, pour leur part, invités lors d’un atelier de prospective, à voyager dans le temps. À travers la rédaction de la une de La loupe marine du 26 mai 2043, un journal local fictif, les jeunes ont imaginé un festival philanthropique pour financer la construction d’éoliennes, l’essor de la culture d’insectes indigènes dans un avenir en autonomie alimentaire et, pour ne pas quitter leurs Îles, l’ouverture d’une université !

Les Madelinots et Madeliniennes ont aussi reçu l’invitation à former des lettres de l’alphabet à partir d’une collection d’objets spécifiques à la vie quotidienne, tels que des matériaux liés à la pêche ou des éléments naturels glanés sur les côtes. Ces lettres ont permis de créer une police de caractères intitulée Madeli (bientôt disponible en téléchargement libre), qui a ensuite été utilisée pour écrire des expressions madeliniennes.

À partir d’un montage sonore et vidéo des fonds marins proches de la marina de Havre-Aubert, une autre activité proposait d’échanger sur les sons représentatifs des Îles (comme le vent) et d’imaginer ceux à venir (par exemple celui des motomarines pour relier les îles entre elles si les routes venaient à être submergées). Cette écoute partagée a été une expérience pleine de surprise pour le public, qui s’est interrogé sur la manière dont les bouleversements climatiques affectaient aussi ce « monde du silence » sous-marin et les formes de vie qui le peuplent.

Enfin, un dernier atelier initiait les personnes présentes à la fabrication d’une caméra de solargraphie à partir de canettes recyclées. Les participantes et les participants étaient invités à raconter une anecdote sur le lieu choisi pour accueillir leur caméra artisanale durant l’automne. L’empreinte photographique, qui se fait ici sur la longue durée, témoigne du passage du temps et des trajectoires du soleil dans le ciel pour garder trace de ce qui ne transperce pas au quotidien, mais est néanmoins affecté par les changements climatiques.

La collaboration avec les partenaires locaux et la communauté sur place a permis à ces ateliers de servir d’espaces de dialogue et de partage où les expériences individuelles se sont transformées en récits collectifs. Dans les mois à venir, les résultats de ces ateliers de cocréation seront compilés avec d’autres récits et images dans un atlas collaboratif. Né dans l’archipel, cet ouvrage sera celui des personnes y résidant offrant leur perspective originale sur leur territoire en mutation et témoignant de leur attachement à leur lieu de vie comme de leur capacité à trouver des chemins créatifs pour revisiter leur mémoire et projeter autrement leur subjectivité face aux transformations en cours.

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