Il faut mettre fin à notre dépendance aux pesticides

Le 15 mai dernier, Steven Guilbeault, ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada, lançait des consultations sur l’élaboration de la Stratégie 2030 pour la biodiversité du Canada pour faire suite aux promesses formulées dans le cadre de la COP15, tenue à Montréal en décembre dernier. Afin de mettre un frein et de remédier à la perte de biodiversité, la cible 7 — beaucoup moins ambitieuse que ce qui était initialement prévu — vise à diminuer de 50 % le risque global lié aux pesticides d’ici 2030.
Alors qu’il y a 60 ans, le livre Printemps silencieux, de Rachel Carson, dénonçait déjà l’utilisation abusive des pesticides et leurs répercussions sur la biodiversité, il est consternant de voir que le Canada n’a jamais eu et n’a toujours pas de plan visant la diminution de l’utilisation des pesticides. Malgré un discours prônant la réduction de ceux-ci, leur utilisation n’a cessé d’augmenter au cours des trente dernières années, notamment dans le secteur agricole. Les herbicides à base de glyphosate (HBG) sont les pesticides les plus utilisés sur la planète ainsi qu’au Canada, où un total de près de 470 millions de kilogrammes a été vendu entre 2007 et 2018. Les HBG représentaient 58 % des pesticides utilisés dans le secteur agricole au Canada en 2017, particulièrement pour les cultures génétiquement modifiées et les légumineuses, mais aussi en foresterie. Globalement, les ventes d’herbicides agricoles au Canada ont augmenté de 234 % entre 1994 et 2020, y compris ceux à base de glyphosate, dont les ventes ont augmenté de 51 % uniquement entre 2007 et 2017.
Répercussions sur la santé des écosystèmes et des populations
Depuis de nombreuses années, les spécialistes soulignent les lourdes menaces pesant sur la biodiversité et notre entrée dans la sixième extinction de masse. En effet, les pesticides ont été reconnus comme l’une des causes de l’effondrement rapide et catastrophique du nombre d’espèces animales et végétales. Étude après étude, le déclin des oiseaux, des pollinisateurs et des insectes est associé à l’utilisation massive des pesticides qui se retrouvent au nord de l’Arctique jusqu’au fond de la forêt amazonienne. Au Canada, on asperge d’HBG la forêt boréale, lieu de grande biodiversité, malgré les demandes d’arrêt répétées de nombreuses communautés autochtones, et alors même que cette pratique n’est pas nécessaire (comme le démontre l’exemple du Québec, qui l’a interdit depuis 2001).
Les objectifs nationaux et internationaux de préservation de la biodiversité ne pourront donc être atteints que si l’utilisation des pesticides est considérablement réduite. Nous pensons que le Canada doit se doter d’une stratégie pour la biodiversité comprenant des objectifs clairs et forts dans ce dossier.
De plus, alors que les effets délétères des pesticides pour les personnes exposées sont très bien documentés dans la littérature scientifique indépendante, une réduction majeure de l’utilisation des pesticides permettrait à la fois de protéger la biodiversité et la santé des populations, le gouvernement faisant ainsi d’une pierre deux coups, lui qui a aussi pour devoir de protéger la santé humaine.
Évaluations et utilisations préoccupantes
Il est donc urgent de mettre en place un plan de réduction crédible pour respecter notre engagement de réduction des effets des pesticides de 50 % d’ici 2030.
Ce plan doit être accompagné d’une réforme profonde de l’évaluation des pesticides faite par Santé Canada. Cette nouvelle évaluation devra prendre en considération les effets des formulations commerciales utilisées, et non pas uniquement les ingrédients déclarés « actifs » par les compagnies agrochimiques. Elle devra aussi être basée sur les plus récentes études scientifiques indépendantes revues par les pairs, et non pas majoritairement sur des études confidentielles réalisées par les firmes elles-mêmes.
Cette stratégie doit mettre en avant une cible de réduction nationale des ventes de pesticides d’au moins 50 %, comme celle que s’est fixée l’Union européenne en 2020. À cette fin, il importe non seulement que toutes les orientations des politiques agricoles canadiennes prennent en considération ces cibles, mais aussi qu’elles soutiennent et financent des solutions de rechange agricoles intégrant une importante biodiversité (telle l’agriculture biologique) pour permettre aux agriculteurs et agricultrices de sortir de ce modèle de cultures industrielles basées sur les intrants chimiques. Il faut également accroître le soutien public à la recherche indépendante en agriculture et au transfert de connaissances, qui misent sur des agroécosystèmes résilients et autonomes et qui ne reposent pas sur le recours accru aux intrants, mais plutôt sur le savoir et les services écologiques.
L’atteinte de ces objectifs ne pourra se faire sans régler le problème majeur de la capture scientifique et réglementaire des agences canadiennes responsables de l’évaluation et de l’encadrement réglementaire des pesticides par l’industrie agrochimique. Tant et aussi longtemps qu’elle existera, l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire « favorisera les intérêts commerciaux au détriment des impératifs de santé publique et de protection de l’environnement ». Cette capture réglementaire s’est récemment illustrée dans le dossier des nouveaux OGM avec la volte-face de la ministre de l’Agriculture, Marie-Claude Bibeau, sur la transparence volontaire finalement accordée aux entreprises de l’agrochimie, ou encore dans le dossier de la limite maximale des résidus que Santé Canada a proposé d’augmenter à la demande des vendeurs de pesticides.
Nous demandons donc à M. Guilbeault une Stratégie 2030 sur la biodiversité qui respecte les demandes maintes fois répétées par les scientifiques indépendants, les citoyens et citoyennes, et les communautés autochtones du Canada. Nous nous souhaitons aussi collectivement que les décisions émanant de cette stratégie soient — enfin — en cohérence avec les intentions énoncées et les engagements pris par le gouvernement canadien devant les 20 000 délégués de plus de 190 pays et États membres à la COP15.
* Ont aussi cosigné cette lettre :
-Thibault Rehn, coordonnateur de Vigilance OGM
-Amandine François, coordonnatrice de Victimes des pesticides du Québec
-Léon Bibeau-Mercier, agr., président de la Coopérative pour l’agriculture de proximité écologique (CAPÉ)
-Louise Vandelac et Marie-Hélène Bacon, Collectif de recherche écosanté sur les pesticides, les politiques et les alternatives (CREPPA), UQAM
-Maryse Bouchard, PhD, professeure agrégée, Institut national de la recherche scientifique (INRS) - Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie et Chercheuse, Centre Hospitalier Universitaire Sainte-Justine
-Stéphanie Harnois, spécialiste des communications et affaires publiques, Fondation David Suzuki
-Karelle Trottier, chargée de projet en développement durable et santé environnementale, Réseau des femmes en environnement
-Meg Sears, PhD, Prevent Cancer Now
-Mary Lou McDonald, présidente, Safe Food Matters
-Gaspar Lépine, coordinateur, Union Paysanne
-Catherine Lambert Koizumi, directrice générale, Association de gestion halieutique autochtone Mi’gmaq et Wolastoqey (AGHAMW)
-Lise Parent, Université TÉLUQ, Collectif de recherche écosanté sur les pesticides, les politiques et les alternatives (CREPPA), UQAM
-Diego Creimer, directeur Finance et Biodiversité, Société pour la nature et les parcs - SNAP Québec
-Sarah-Katherine Lutz, directrice générale, ENvironnement JEUnesse
-Claire Bolduc, agr., ancienne présidente de l’Ordre des agronomes du Québec et préfète de la MRC de Témiscamingue
-Chantal Levert, coordinatrice générale, Réseau québécois des groupes écologistes - RQGE
-Bernie McKenna, président, Halifax Field Naturalists Society
-John Roff, Chair, St Margaret’s Bay Stewardship Association
- Sydnee McKay, Stop Spraying and Clearcutting Mi’kma’ki (Nova Scotia)
-Beth Cranston, responsable communication & réseaux sociaux, Annapolis Waterkeepers
-Bev Wigney, Annapolis Environment & Ecology Group
-Charlotte Dawe, chargée de campagne conservation et politiques, Wilderness Committee
-Bob Bancroft, président, Nature Nova Scotia
-Patricia Egli, trésorière, Eastern Shore Forest Watch (ESFW)
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